Brussels Unlimited est une exposition présentant la collection de l’Espace photographique Contretype – résidence d’artistes depuis 1997 – où Bruxelles a été pour tous source d’inspiration. Pour la première fois en Belgique, et en hommage au projet de Jean-Louis Godefroid – directeur et fondateur de Contretype décédé en 2013 – cette rétrospective est ainsi mise sur pied. Comme on flâne dans une ville, son parcours est un voyage au travers du temps, de l’espace et des souvenirs.
Puisque l’exposition est une histoire à elle toute seule, nous avons demandé à la commissaire, Danielle Leenaerts, de nous la raconter.
Le Suricate Magazine : L’exposition Brussels Unlimited est constituée de 23 photographes belges et étrangers qui ont été ou sont encore artistes résidents à l’Espace Contretype. Elle regroupe ainsi des représentations de Bruxelles, datant pour les plus anciennes de 1997. Comment est née l’idée de cette exposition et comment la sélection a-t-elle été réalisée ?
Danielle Leenaerts : Le projet de cette exposition remonte à plusieurs années et elle avait émané de Jean-Louis Godefroid, l’ancien directeur de Contretype, décédé il y a plus d’un an maintenant. L’idée était de réunir tout ce qui avait été produit depuis le début du programme en 1997, de présenter tout qui avait nourri au fur et à mesure une collection faite des pièces laissées par les résidents. Cette collection, s’étant constituée au fil du temps, était devenue à ce point conséquente qu’il a semblé venu le temps de l’exposer. Mais trop importante pour l’Espace Contretype à lui tout seul, un partenariat s’est alors créé avec la Central for Contemporary Art. L’exposition s’est ainsi vue dédoublée en ces deux lieux.
Quant au choix des œuvres, l’idée était de viser à l’exhaustivité. Chaque artiste résident ayant participé au programme y est représenté, mais avec un nombre de pièces limité, tenant lieu des limites physiques de l’espace d’exposition.
Contretype est une résidence où se croisent des artistes de multiples nationalités. Philippe Herbet par exemple est belge, alors qu’Alain Paiement est canadien et Sébastien Reuzé français. Pensez-vous ainsi que cette différence de nationalité est fondatrice d’une certaine vision de Bruxelles et qu’une intimité à la ville est plus prégnante pour des artistes belges ?
Pour Herbet, ce n’est vraiment pas le cas, parce qu’il s’agit de quelqu’un qui joue le jeu de l’étranger. Par exemple, dans sa série à Bruxelles [Bruxelles-Europe, NDLR], il a limité son investigation autour du quartier européen et a également suivi un bus à étages pour touristes en écoutant le guide en russe. Il a pris le rôle de quelqu’un qui découvrait une ville dans une ville qu’il connaissait déjà. C’est donc un beau contre-exemple.
Pour le reste, je ne pense pas qu’il n’y ait vraiment de règles par rapport à cela. Chaque artiste a un rapport différent à Bruxelles et je n’ai pas le sentiment que la nationalité a influencé la teneur du travail que chacun s’était fixé. Et ce, sans doute parce que la résidence suppose qu’on ait déjà un projet, on ne vient pas simplement pour découvrir et se confronter à. On sait déjà ce qu’on vient faire ici. Donc le rapport à la découverte y est plus limité, ou en tout cas balisé.
Mais est-ce que l’idée de savoir au préalable qu’une exposition finalisant le travail aurait lieu à l’Espace Contretype – et donc à Bruxelles même – a pu avoir un impact sur les photographes, leur a donné une volonté de montrer quelque chose de différent, de sortir d’une représentation banale et déjà vue de Bruxelles ?
Certainement. Et c’est quelque chose qui ressort d’autant plus que cette exposition réunit et confronte les différents points de vue. Par cette exposition, les œuvres accrochées les unes aux côtés des autres, on réalise toute la mesure de cette diversité incroyable de regards sur un même objet, un même espace, un même possible. Donc oui, très clairement, la diversité des regards est quelque chose qui avait été recherché. Ça fait partie de la formulation du programme de résidence au départ : réaliser des points de vue différents et singuliers sur la ville. Mais aussi, par cette exposition, il y a l’idée de faire dialoguer ces multiples points de vue, idée qui se retrouve, par ailleurs, dans la réflexion du parcours thématique au sein de l’exposition [« Intérieur(s) », « Flânerie », « Territoire/Paysage », « Ruine/Passage du temps », « (Rencontre de) l’autre », « Autobiographie », NDLR]
Dans cette idée de regrouper au sein de cette exposition tous les artistes qui ont été résidents à Contretype, du premier – Alain Paiement – en 1997, aux derniers en 2013-2014, quelle est l’importance que prend la notion de la temporalité ?
L’exposition est construite par un fil thématique qui a été privilégié au fil chronologique traditionnel afin d’éviter l’idée d’archives. Cependant, il reste très clairement quelque chose de cet ordre-là qui peut se percevoir aussi bien au travers qu’au-delà des thèmes. L’idée de l’inscription de la mémoire et du temps est quelque chose, par définition, de consubstantiel à l’image photographique. Mais dans le projet défini par Jean-Louis [Godefroid, NDLR], l’idée était déjà de constituer une mémoire contemporaine de la ville. La notion de temporalité est donc quelque chose qui rejoint le projet même de cette collection, qui continuera, on l’espère, à exister et évoluer au fur et à mesure des créations qui s’y poursuivront.
© André CEPEDIA, Anachronia (1999-2000)
C’est ce mercredi 17 septembre 2014, lors d’une rencontre organisée au milieu de l’exposition Brussels Unlimited, qu’on découvre le visage de quatre des photographes exposés, invités à venir parler de leurs œuvres, leur travail et leur expérience. Derrière cette démarche se dessine la volonté de démontrer qu’il existe chez Contretype une diversité géographique des provenances, faisant aussi bien appel à des pays plus ou moins lointains qu’à des zones plus ou moins proches. Alain Paiement est canadien, Sébastien Reuzé français, Erika Vancouver est bruxelloise et Philipe Herbet liégeois.
Mais également, il y a ici le désir de laisser ces artistes – habitués à parler au travers des images – s’exprimer, pour une fois, par les mots. Si chacun a construit sa propre histoire, c’est pourtant d’une même voix qu’ils nous parlent de l’Espace Contretype comme un lieu de souvenirs, auxquels ils restent tous émotionnellement attachés, de la figure étonnante et influente de Jean-Louis Godefroid, qui – entre un père et un mentor – les aura tous accompagné, porté et supporté, et finalement de la candeur de ce parfois lointain, parfois plus proche projet photographique, et pourtant de sa prise énorme sur la construction de leur travail en devenir. Puisqu’être photographe suppose d’évoluer, infiniment.
À l’image d’une photographie donc, voici les portraits de ces quatre photographes rencontrés:
Philipe Herbet est arrivé chez Contretype en 2002. De sa rencontre et son amitié avec Jean-Louis Godefroid nait son impossibilité à décrocher de la photographie. Dans une idée d’errance poétique, il travaille alors sur le Quartier européen de Bruxelles formant sa série intitulée Bruxelles-Europe. Constamment entre la découverte et la confrontation subjective à un ailleurs, se dessine en soubassement de ses images l’idée de la perte et la flânerie. Ce travail, comme un petit satellite dans son œuvre principalement tourné vers la Russie, garde pourtant bien les marques de son langage photographique. Dans une volonté de faire correspondre sa propre vision mentale du monde à l’image capturée dans sa boite noire, la ville devient chez lui un décor où les gens évoluent, et où extérieur et intérieur interagissent constamment.
© Philipe HERBET, Bruxelles-Europe (2002-2003)
Erika Vancouver, intègre le programme à Contretype en 2011, avec l’idée de continuer ce qui n’était jusque là qu’une ébauche d’un projet sur la maison de ses parents à Molenbeek. Contretype devient alors ce lieu marquant, celui de la naissance d’un travail. Petit à petit se dessine une ouverture vers l’affirmation de ce qui l’intéresse réellement. À partir de ce premier pas naissent deux autres projets en lien avec sa propre famille : un sur les origines slaves de sa mère et l’autre sur la maison de sa sœur. Sa patte artistique prend alors forme, et l’idée du lieu devient fondamentale dans son travail. Le dialogue entre espace intérieur et extérieur en est l’essence, la ville disparaît et laisse place à l’intimité de l’individu. Le lieu devient le conditionnement même du choix de ses images, et rend prégnante la conscience d’un espace.
© Erika VANCOUVER, Maison du commerce (2012)
Sébastien Reuzé, d’origine française, a presque fait de Bruxelles sa patrie, y habitant depuis maintenant 20 ans. En résidence de 2000 à 2002, il y a trouvé chez Contretype un lieu d’ancrage, un espace où le rapport au temps plus subtil, plus intime nourrit son travail photographique. C’est en ce lieu que s’est constitué pour lui le challenge de l’image sérielle qu’il détestait tant et celui du débordement de la couleur. Venu tout droit du soleil de Nice, le pied à peine posé à Bruxelles, il fut perdu, ne sachant comment jongler avec le manque de lumière de la ville. Au fur et à mesure, embrassant cette ville qu’il n’aimait que peu, mais dont il pouvait se défaire, il se mit à apprivoiser le gris du plat pays, laissant alors naitre l’idée d’un basculement : aux tons trop ternes, il ajouta la couleur, comme la mise en forme de sa propre pensée, ensoleillée. Incapable, par son daltonisme, de trouver la couleur vraie, la couleur juste, les limites de la vraisemblance pouvaient ainsi exploser vers un débordement chromatique. Dans Constellations, c’est par le biais de la couleur irréelle qu’il tente de créer chez le spectateur un questionnement au sein même d’un corps photographique pratiquement documentaire. Accompagnant la composition de la photographie, ce sont chez Reuzé les tendances chromatiques criardes qui orientent le rapport à la réalité de l’image et sèment le doute chez le spectateur. L’artiste oscille ainsi en continu entre la captation réaliste d’une image et le détournement vers la fiction. L’image est trouble, le spectateur se perd.
© Sébastien REUZÉ, Constellations (2009-2010)
Alain Paiement, montréalais, fut le premier résident à Contretype en 1997. Date marquant le début de son amitié et de ce projet avec Jean-Louis Godefroid, c’est surtout celle du début de sa création comme photographe. Résider chez Contretype renvoie chez lui à l’idée d’exister. Un temps défini pour décrocher des contingences quotidiennes. Un rapport à l’existence modifiée pour retrouver son espace intérieur, se resituer par rapport à lui-même et par rapport au monde. À la découverte de soi comme à la découverte de l’autre, il est ainsi devenu photographe, créateur, et non plus simple admirateur. Incapable à Montréal de sortir de l’image d’une image, de réaliser autre chose que des photographies aux allures de cartes postales, Bruxelles fut pour lui une révélation. À l’instar d’une alchimie inexplicable entre deux personnes, de sa rencontre avec Bruxelles émergea l’inattendu. Bruxelles est celle qui a su révéler le photographe caché en lui. Et de leurs échanges nait un projet, celui de montrer la ville déconstruite, la ville en perdition. De Bruxelles laissée à l’abandon dans les années 90 par les classes moyennes parties s’installer en périphérie, il capte les ruines dans une idée de mémoire et de conscientisation du patrimoine. Au creux de cette mélancolie et de ce formalisme spontanés, se met alors en place sa manière de photographier qui le quittera plus. En un murmure, et quelques clichés, Bruxelles lui apprend qu’une ville est une somme d’apparences, symptomatiques des gens qui l’habitent. Une ville ne peut exister que si elle est représentée.
© Alain PAIEMENT, Place des Martyrs (1997)
Brussels Unlimited
26 juin au 28 septembre 2014
Centrale for Contemporary Art
Commissaire de l’exposition: Danielle Leenarts