More

    [Avignon OFF 2022] Détours et autres digressions au Fabrik Théâtre (Interview avec Eve Bonfanti et Yves Hunstad

    De Eve Bonfanti et Yves Hunstad, mise en scène de Eve Bonfanti et Yves Hunstad, avec Eve Bonfanti et Yves Hunstad. Au Fabrik Théâtre à 20h du 7 au 30 juillet (relâches les 13, 20 et 27 juillet)

    Détours et autres digressions est un spectacle merveilleux qu’il est presque impossible d’expliquer ou de décrire. Le public doit tout simplement se préparer à voyager dans l’imaginaire. Dès le début, nous suivons deux comédiens qui préparent un spectacle. Ils nous emportent avec eux dans le procédé créatif. La porte est ouverte, nous dégringolons avec douceur dans leur univers infini de l’imaginaire. Ne faites plus confiance à votre cerveau, il s’est déjà transformé en chou-fleur et confond toute la réalité avec l’abstrait, l’absurde, le rêve. Le spectacle est présenté d’une part comme une conférence où l’on se surprend à vouloir participer et d’un autre côté, nous plongeons littéralement dans le cosmos.

    Nous rions avec des yeux d’enfant et bien après la représentation, nous planons encore sur un nuage de bien-être. Détours et autres digressions fait partie de ces spectacles que nous emportons avec nous. À la manière d’un doggy-bag pour consommer chez nous. Comme une envie de nous immerger encore et encore dans cet univers merveilleux tellement beau, tellement touchant et tellement paradoxalement vrai.

    Eve Bonfanti et Yves Hunstad sont des comédiens terriblement touchants qui répandent une bienveillance qui nous donne envie de sourire continuellement. À côté d’eux, la vie ne peut qu’être belle et appréciée avec bonté.

    Le cinéaste Christian Rouaud a réalisé un film documentaire, Le plaisir du désordre, sur la création de leur pièce L’heure et la seconde. On y découvre toute la créativité d’Eve Bonfantin et d’Yves Hunstad, entourés de leur équipe, pour partir d’une première graine de rien et arriver à tout un spectacle. Seulement, ils n’avaient pas prévu que l’aventure ne s’arrêterait pas là. C’est le cheminement de cette pièce et du film qui a donné naissance à Détours et autres digressions. Pour mieux comprendre comment ils s’en sont arrivés là, nous sommes allés à leur rencontre.

    © Hubert Amiel

    Eve : Normalement, on écrit nous-mêmes nos interviews comme ça on sait ce que l’on va dire.

    Yves : Moi, ça me panique les interviews. On ne sait jamais les questions qu’on va nous poser.

    Christophe : Vous préférez que l’on joue des comédiens qui jouent des gens qui se font interviewer ?

    Yves : (rires) On va essayer de le faire vraiment, d’être nous-mêmes pour une fois.

    Christophe : Que se passe-t-il entre le documentaire Le plaisir du désordre et Détours et autres digressions ?

    Eve : Il s’est passé plusieurs années. Le documentaire démarre au premier jour de création et s’arrête juste quand on démarre le spectacle qui s’appelait L’heure et la seconde. Et après, on l’a joué pendant deux saisons. On était plusieurs sur scène. Et durant tout ce temps, on retravaillait constamment le spectacle. On modifiait, on changeait.

    Yves : On n’arrivait pas à trouver le scénario.

    Eve : Tout le monde nous disait que la scénographie, les lumières, c’était splendide mais le scénario n’était pas à la hauteur du reste. On était bouffés par la technique.

    Yves : C’est la première fois que ça nous arrivait. D’habitude, on crée à partir de rien, tout nait sur la scène. Et là, les moyens techniques étaient énormes et prenaient trop d’importance par rapport à notre imaginaire, à notre univers.

    Eve : Les gens qui nous suivaient disaient généralement, c’est magnifique, c’est très beau. Mais on n’arrive plus à imaginer parce que vous nous donnez tout visuellement sur la scène. Et on n’arrivait pas à trouver ce qui manquait. Donc, au bout de deux saisons, on ne retravaillait plus sur le texte. On n’y arrivait pas. Et ce n’était pas pour les prochaines représentations qu’on allait trouver l’élément en plus. On a donc décidé d’arrêter le projet avec tout le staff et les autres comédiens. Tout le monde était d’accord pour dire que c’était un beau spectacle, mais c’est mieux quand nous étions juste à deux, Yves et moi. Entre temps, on avait fait une expérience à Pont-à-Mousson où il y avait des lectures d’auteurs contemporains. Pendant une semaine des auteurs francophones de partout, France, Belgique, Canada, … venaient lire leurs textes. Nous étions invités et on se demandait ce que nous allions bien pouvoir proposer durant trois soirs différents. Nous avons décidé de lire nos différentes scènes à deux. Et il n’y avait plus toute cette technique mais uniquement deux petites chaises et nous. Mon dieu… On ne s’y attendait vraiment pas, mais c’était un succès formidable.

    Yves : On proposait trois fois un quart d’heure des extraits de notre spectacle, des passages rien qu’à nous deux. La rencontre avec les gens était fantastique. Et là, ça redevenait vivant.

    Eve : Le spectacle de base fonctionnait bien mais il n’était pas constant. Il y avait des scènes qui plaisaient beaucoup et d’autres qui plaisaient moins. Là, un phénomène se passait. On a trouvé ça étrange. On allait devoir continuer puisque ça marchait encore mieux. Et à ce moment-là, Christian Rouaud venait de terminer son documentaire. On se demandait ce qu’il allait bien pouvoir faire avec toute cette matière puisque nous, nous n’y étions pas arrivés. On était curieux. Le pauvre, dans quoi est-ce qu’on l’avait embarqué ? Il nous a invité à un festival pour la projection. Le film était magnifique !

    Yves : Les gens après le film étaient avec nous. Ils avaient envie de nous embrasser, ils nous témoignaient tellement d’amour. C’était fou ! Ils avaient envie de voir le spectacle.

    Eve : Les gens nous disait que ça réveillait une sorte d’affection, de plaisir, c’est comme si on était ensemble. Ils criaient : On veut voir le spectacle ! On veut voir le spectacle ! Et nous n’osions pas dire non. On répondait « on va voir ». Par après, le directeur du CIRCa de Auch nous a téléphonés au moment où nous avions décidé de tout arrêter, que nous n’accepterions plus de propositions pour le jouer. Le directeur nous propose de venir jouer L’heure et la seconde au festival, juste après la projection du film documentaire. Il n’avait pas vu le spectacle, mais il nous faisait pleinement confiance. Vu que nous ne voulions plus le jouer, nous lui avons proposé de venir présenter nos petites saynètes à deux. C’est là que nous nous sommes lancés là-dedans. On a joué ces petits moments à deux, à Bruxelles et en France. Mais ce n’était pas encore abouti. Ce n’était que le début.

    Yves : Et maintenant, on a intégré le film dans la proposition artistique. À Bruxelles, par exemple, on projetait le film. Les gens mangeaient, buvaient un verre et puis on présentait nos scènes. On passait donc une très longue soirée avec le public et c’était formidable.

    Christophe : Le fait de voir le film avant la représentation amplifie tout ce partage avec vous ?

    Eve : Oui. Et même pour les personnes qui voient le film après, ils nous disent qu’ils ressentent aussi cette affection avec nous. Certaines personnes pensent que le film est une invention, que c’est un faux documentaire. Alors qu’il est tout à fait vrai, les caméras nous suivaient simplement. En Suisse, on nous a même dit que le film était une chouette idée de scénario, que c’était rigolo. Alors que tout était vrai.

    Christophe : Le documentaire a donc relancé le projet ?

    Yves : Oui, complètement. Ça a mis le vrai projet dans la fiction parce qu’habituellement, on joue une actrice ou un acteur qui n’est pas vraiment nous. Comme nous, mais pas nous. Et en voyant le film, on s’est dit, c’est la première fois qu’en fait, on se joue vraiment. Dans la conscience, on n’est pas dans l’absolu une actrice ou un acteur, on est vraiment Yves et Eve en train de travailler. Avec le film, on s’est vu vraiment en train d’être nous-mêmes.

    Eve : Au point de départ, on s’était dit avec Christian Rouaud que chacun faisait ses choses de son côté. Lui, il faisait son film et nous, nous faisions notre création.

    Yves : Il n’a jamais rien dit sur notre travail et il n’a jamais rien montré de ce qu’il filmait.

    Eve : C’était des cheminements parallèles. Mais après le premier festival où nous avons vu le documentaire, on avait beau dire que c’était des chemins parallèles qui ne se rencontraient pas, on s’est rencontrés. C’était lié et on ne peut plus se délier maintenant. Il y a quelque chose qui nous unit, on ne sait rien y faire.

    Christophe : Quand Christian Rouaud a commencé le documentaire, vous vous êtes mis d’accord sur ce qu’il pouvait filmer ? Est-ce qu’il y avait des limites ? Parce que certaines images nous plongent au-delà de la création, dans votre intimité.

    Yves : Non, non. C’était libre. Mais il est très respectueux, très pudique.

    Eve : Oui, c’est une très belle personne. Il met beaucoup d’années pour faire un film. Il met du temps car il est vraiment passionné. Il vit avec les gens et il le fait transparaître dans le film.

    Christophe : Pour votre création, votre créativité. Est-ce que vous avez une sorte de communication, de confiance entre vous deux, Eve et Yves, qui vous permet de créer plus facilement à deux ?

    Yves : Il y a ce principe de ne jamais dire non, qui est lié à la confiance de l’autre. Il y a aussi des rôles. Eve a le rôle de la construction, elle est plus orientée sur la mise en scène. Moi, je suis beaucoup plus en étoile à proposer des choses dans tous les sens. Je ne suis pas du genre à garder mes idées et puisque c’est toujours pour le projet, on prend ou on ne prend pas. Ça n’est jamais pour se faire plaisir, exister, faire rire les gens ou penser qu’on est bien. C’est toujours en générosité pour le projet. Et ça, dans notre création, c’est un principe qui est magnifique parce qu’il n’y a jamais d’égo.

    Christophe : On sait que votre créativité ne part de rien, comme vous le dites dans le documentaire. Mais est-ce que vous avez un procédé pour y arriver ?

    Eve : C’est plutôt le plateau qui va nous indiquer ce qui peut être gardé et ce qui ne le sera pas. Ce qui te semble avoir un potentiel de création. Tu es attiré par les différents éléments. Cette proposition a un potentiel, celui-ci n’en a pas. Ou encore, celui-là a beaucoup de potentiel mais pas pour ce projet. Et puisque nous ne démarrons de rien, ce sont les différents éléments qui vont indiquer à quoi ressemblera le projet et donc que tout ce que nous proposons en fera partie ou non. Car bien entendu, au départ, on ne sait pas encore, nous sommes dans le flou sur ce qui viendra s’ajouter au projet. C’est notre manière de fonctionner. Et à partir d’un moment, il y a des formes qui se dessinent, des parties de nos propositions qui prennent vie, qui seraient belles, qui seraient drôles.

    Christophe : Vous gardez toutes vos propositions et vous mettez de côtés les idées qui ne pourront pas être exploitées ?

    Yves : Oui, mais pour nous, ce ne sont pas des idées. Dès qu’on imagine quelque chose, ça existe. C’est là qu’est la nuance. Ça existe comme étant une entité vivante et concrète. Les personnages que nous créons sont des sortes de fantômes tout autour de nous et qui sont concrets. Après, nous nous retrouvons avec des tas de choses qui sont concrètes qui se demandent si elles interviennent ou pas en fonction de ce que nous créons. La vibration d’un personnage n’est pas un gag à ajouter en plus, mais bien une question. Est-ce que tel personnage pourrait intervenir ? Et si ce n’est pas le cas, nous nous excusons auprès du personnage et on lui dit « désolé, mais vous ne pouvez pas entrer en scène, pour le moment ». Et avec toutes ces entités, on devient une très grande équipe.

    Eve : Nous avions essayé ça avec un personnage qui s’appelait Etienne dans L’heure et la seconde. C’était un personnage qui n’avait rien à faire là mais qui était tout de même présent parce que l’imaginaire l’avait créé. Il était là mais personne ne savait pourquoi il était là, ni le metteur en scène, ni l’éclairagiste. Malheureusement, on ne trouvait vraiment aucune utilité à ce personnage, ça n’allait pas. Alors il n’a pas atteint le stade d’exister.

    Yves : Il est juste resté un acteur. Nous essayons toujours de ne pas être acteur ou actrice, pour pouvoir réellement créer ces personnages.

    Christophe : Comment arrivez-vous avec ce spectacle à Avignon ?

    Eve : En fait, on devait jouer ce projet-ci juste avant le confinement. On a fait quelques résidences et quelques représentations mais ce n’était pas encore ce spectacle. On avait la même structure mais pas assez développée, il y avait moins de couches. On s’est arrêté en 2020-2021. Et tant mieux. Ça nous a permis de le mâturer, de rêver. On a fait une douzaine de représentations au Varia, cette année. Et notre administrateur, qui est Avignonnais et qui vit à Bruxelles, nous a dit qu’il n’y avait pas d’autres solutions que de jouer ce spectacle à Avignon. À partir de là, une série de chances nous est arrivée. De contact en contact, on tombe sur un créneau libre à 20h à la Fabrik. Après plusieurs appels,  une ancienne attachée de presse, Aurélie Lisoie, nous rejoint pour la diffusion avec Anne-Sophie Dupoux. Pour la régie, personne n’était libre pour le montage technique. On rencontre par hasard un ancien régisseur mais qui ne se sent pas capable de s’occuper de tout le montage, alors il se propose comme directeur technique. Valérie Cornelis, notre attachée de presse, nous a aussi rejoints en cours de route après être venue nous voir à Bruxelles. Elle s’occupait déjà de plusieurs troupes pourtant. Ce sont toutes ces personnes qui ont croisé notre chemin par hasard et qui ont fini dans l’aventure.

    Yves : C’est fou. Quand on repense à la création qui a démarré, il y a dix ans, pour aboutir finalement à ce projet, ici. C’est vraiment incroyable.

    Christophe : Et après Avignon ?

    Yves : Pour l’instant rien. Il n’y a aucune date devant nous mais ce n’est pas grave. On sait bien qu’une fois qu’on a un projet comme ça, on sait qu’il doit exister. Nous ne sommes pas des gens pressés, ça nous est égal si on ne va pas jouer avant six mois ou l’année prochaine. Puisque le projet existe, c’est ça qui fait que la vie est belle. On continuera d’exister quoiqu’il arrive. C’est un projet sur lequel on retravaille tout le temps depuis dix ans et qui nous fait du bien.

    Eve Bonfanti et Yves Hunstad jouent Détours et autres digressions au Fabrik Théâtre jusqu’au 30 juillet (jours relâches : 20 et 27 juillet). N’hésitez pas à aller rêver avec eux. On en sort plus heureux.

    © Hubert Amiel
    Christophe Mitrugno
    Christophe Mitrugno
    Journaliste du Suricate Magazine

    Derniers Articles