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    Transnumériques s’installe au MiLL avec Digital Icons

    Pour sa septième édition, Transnumériques, la biennale des cultures et émergences numériques, s’installe dans la région du centre, à La Louvière et à Mons, du 7 mars au 24 mai 2020. À cette occasion, le MiLL (Musée Ianchelivichi) accueille Digital Icons, une exposition thématique qui questionne le rôle et l’importance qu’ont prises les nouvelles technologies dans notre société actuelle.

    C’est en 2005 que Transnumériques investit pour la première fois les villes de la Fédération Wallonie-Bruxelles. À l’origine sous la forme d’un festival, avant d’évoluer en biennale. Le concept ? Intégrer les arts numériques dans des espaces non prévus à cet effet. Le but ? Créer de nouvelles connexions, interprétations, et significations entre ces lieux et les œuvres numériques d’artistes contemporains. Au MILL, on (re)découvre alors au rez-de-chaussée les œuvres du sculpteur Roumain Idel Ianchelevici (1909-1994) dialoguant avec, à l’étage, les œuvres d’une vingtaine d’artistes contemporains issus des quatre coins du globe.

    Une critique de notre « société de transparence »

    Avec Digital Icons on (re)découvre les termes d’art (post)numérique, net.art, ou encore d’art digital. Mais que caractérisent ces termes et pratiques artistiques contemporaines ? À l’origine, avec la naissance de l’Internet, on parlait d’art pré-numérique ou de net.art pour les artistes qui se servaient de ces technologies naissantes dans les années 1990. C’est-à-dire qu’ils ont commencé à utiliser les ressources et l’espace de l’Internet comme outil de création et comme support. Ces pratiques artistiques ont évolué avec les innovations technologiques, et aujourd’hui on parle d’art post-numérique, ce qui fait évidemment débat dans le milieu artistique. Le terme « post » désignerait un art qui succèderait au numérique. Mais dans un monde dominé par les nouvelles technologies et les cultures numériques, peut-on vraiment parler de « post-numérique ? ». On peut alors envisager le terme plutôt comme une revendication, une opposition au numérique dans le cadre de Digital Icons.

    En ce sens, Nicolas Nova, un professeur (HEAD-Genève) spécialisé sur la question du numérique, nous dit dans un article paru dans la revue Usbek & Rica que :

    si l’art numérique se focalisait sur l’utilisation des technologies pour exprimer une vision du monde, les artistes post-numériques auraient pour volonté de dépasser le numérique en réinvestissant l’environnement physique pour questionner ce que le numérique veut dire.

    Et c’est sur ces mots qu’on doit envisager Digital Icons. La vingtaine d’artistes exposés s’approprient et manipulent les technologies et les images qui sont produites pour nous faire réfléchir sur leurs dangers et dérives. La tête vissée sur nos écrans, dans un monde surmédiatisé, nous sommes baignés constamment par/ dans un flux d’images de plus en plus abondant. Quelle utilisation en faisons-nous, de l’Internet, de ces images et de ces réseaux ? Sommes-nous assez informés et conscients du contrôle exercé sur nos données privées ? Sommes-nous assez vigilants quant à ce que nous exposons sur la toile ?

    Le catalogue d’exposition introduit d’ailleurs Digital Icons avec l’essai de Guy Debord La société du spectacle, paru en 1967. Dans son écrit politique, l’auteur nous dit que la vie des sociétés s’est transformée en spectacle où « tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation ». Le monde est devenu un « spectacle qui est l’inversion concrète de la vie. ». Plus de cinquante ans plus tard, ces propos sont plus que jamais d’actualité. À l’ère d’Instagram, où l’image est érigée en reine et nous file des complexes, plus rien de ce qui est montré par les instagrameurs n’est réel, authentique et naturel…

    Absolutisme de la visibilité : la disparition du visage, de l’individu, et de la vie privée

    Quand on parle des conséquences que les nouvelles technologies peuvent avoir sur nos vies, on pense directement à l’exposition publique de notre vie privée, surtout par le biais des réseaux sociaux. Dans son ouvrage La société de transparence (2017) que l’on peut concevoir comme une suite de l’essai de Debord (et que l’on aurait aimé voir cité dans le catalogue de Digital Icons aux côtés de Debord et Baudrillard), Byung-Chul Han décrit notre société d’exposition à l’ère de la « transparence » : tout doit être rendu visible, tout doit être vu pour exister au profit d’une nouvelle valeur, celle d’exposition.

    Luke Dubois, A more perfect union, installation multimedia – web, 2010 © transnumérique.be.
    Luke Dubois, A more perfect union, installation multimedia – web, 2010 © transnumérique.be.

    C’est en partie l’enjeu de Digital Icons que de nous ouvrir les yeux sur les dangers de cette « société pornographique ». À ce titre, on flippe mais on aime A More Perfect Union (2010) de Luke Dubois qui questionne, dans un premier temps, les contacts que l’on peut établir sur les sites de rencontres. L’œuvre se présente en effet comme une succession, au travers d’une vidéo, de photos intégrées et alignées avec les profils féminins d’un côté, et puis masculins de l’autre, toutes téléchargées par l’artiste sur des sites de rencontres américains.

    On se pose alors des questions. Comment l’artiste a-t-il eu accès à toutes ces données ? On sait qu’une fois exposée en ligne, toute photo de profil peut être téléchargée et hackée par n’importe qui. Grâce à un programme de téléchargement en masse, l’artiste enregistre, en 2010 plusieurs millions de photos de profils d’Américains. Les photographies, qui rappellent d’ailleurs les photos d’identité, défilent si vite qu’il est impossible de pouvoir reconnaître les individus. Elles se succèdent à une vitesse juste suffisante pour que l’on puisse distinguer, d’un côté, le profil indistinct d’une femme, et de l’autre côté, le profil tout aussi flou d’un homme. On se demande alors si on est assez prudent(e) avec les photos personnelles installées sur nos ordinateurs, et celles qu’on choisit d’importer sur les réseaux sociaux. Parce qu’une fois enregistrées sur la méga-archive du web, elles appartiennent au domaine public…

    Ce qui est intéressant avec cette œuvre de Luke Dubois, c’est qu’avec la vitesse à laquelle se succèdent les photographies, on ne peut plus reconnaître les personnes. Ce ne sont plus des personnes singulières que l’on reconnaît. On ne peut plus parler que de « visages », c’est-à-dire des faces lissées, superficielles et désindividualisées. C’est ici une critique de la masse d’images à laquelle nous sommes confrontés sur le web, mais aussi des relations superficielles que l’on entretient sur les réseaux. On passe rapidement d’un profil à l’autre, et sans réellement connaître la personne à qui l’on « parle » derrière notre écran : on finit par en perdre toute « l’aura du regard ».

    Stéphanie Roland, Portraits, --- : ---, installation hybride, 2011, cliché L. Segard.
    Stéphanie Roland, Portraits, — : —, installation hybride, 2011, cliché L. Segard.

    À cette œuvre, on peut y associer celle de Stéphanie Roland, Portraits (2011) que l’on découvre à la fin du parcours de Digital Icons. L’oeuvre se présente sous la forme d’une grande boîte, remplie de cartons rectangulaires couverts d’une texture noire. C’est en les frottant entre nos mains que nous pouvons voir se dévoiler sur chacun, grâce à la chaleur produite par le corps, un portrait photographique qui finira ensuite par s’effacer, une fois remis dans la boîte.

    On y trouve d’abord une même critique quant à la prolifération de photos de profils dans ce monde d’images. Le portrait devenu image exposée, « transparente » et publique sur les réseaux disparait ici au profit du retour du visage, individualisé, rendu secret et donc privé. Y succède, comme avec Luke Dubois, une réflexion sur les relations sociales entretenues sur nos écrans. Devant cette masse de visages cachés derrière une épaisse couche de matière noire, nous devons sélectionner une seule image d’un individu en particulier, la tenir entre nos mains et, pour faire apparaitre son portrait, interagir avec lui en réchauffant son image à l’aide de la chaleur dégagée par le corps. La critique est évidente : les relations sociales qui naissent d’un seul clic sur les réseaux sociaux sont multiples, mais fausses et froides, une fois caché derrière notre écran. La découverte d’une personne et l’entretien d’une relation sociale authentique implique nécessairement un contact, une chaleur humaine, qui va au-delà de nos ordinateurs, téléphones et tablettes…

    Révéler notre société de surveillance

    À l’heure des polémiques quant à la transparence et à la conservation des données privées des utilisateurs d’Internet, notamment avec des réseaux comme Facebook ou des sites comme Wikileaks, on sort de l’exposition avec des questions plein la tête sur nos modes d’utilisation des écrans et des réseaux. Parmi toutes ces œuvres, on retient surtout Le jour de notre mort (2017) de Grégory Chatonsky. L’artiste recense, à partir d’un site américain mormon, une série d’hommages à des personnes disparues afin de retrouver ensuite leurs traces sur les réseaux sociaux.

    Gregory Chatonsky, Le jour de notre mort, installation multimédia-web, 2017 © transnumeriques.be
    Gregory Chatonsky, Le jour de notre mort, installation multimédia-web, 2017 © transnumeriques.be

    On constate que l’artiste, sans connaitre personnellement toutes ces personnes, arrive pourtant à retracer leur vie en retrouvant leurs souvenirs. On comprend l’ampleur et la facilité du contrôle de nos vie depuis le web : toutes les données personnelles que nous téléchargeons sur Internet permettent de nous surveiller, avec notre participation consentie. Pour le citer à nouveau, Byung-Chul Han évoque à ce sujet :

    contrairement à ce que l’on suppose habituellement, la surveillance ne prend pas la forme d’une attaque contre la liberté. Au contraire, on se livre soi-même volontairement au panoptique digital, en se dénudant, et en s’exposant. C’est en cela que consiste la dialectique de la liberté : la liberté apparait sous les espèces du contrôle.

    On se demande alors, quand nous aurons disparu, quelles traces de notre vie, quels souvenirs laisserons-nous pourtant définitivement – et avec notre accord (in)consciente – sur la méga-archive que constitue l’Internet ?

    On est quand même un peu déçu de voir une séparation s’opérer entre le rez-de-chaussée où reposent les œuvres de Ianchelevici, et l’exposition temporaire exclusivement installée à l’étage. On s’attendait peut-être à l’instauration, pourquoi pas, d’un véritable dialogue original entre les œuvres de Ianchelevici, et celles des artistes (post) numériques.

    Le petit plus ? La biennale propose une série d’ateliers, de conférences et de performances en rapport avec le numérique, les nouvelles technologies et l’art, à Louvière et Mons. N’oubliez pas de consulter l’agenda des activités en ligne sur le site de la biennale et si vous faites un tour au MILL, profitez-en pour visiter la région et son patrimoine, il y a plein de musées à (re)découvrir dans la région du centre !

    Infos pratiques

    • Où ? MiLL – Musée Ianchelevici, Place communale, 21, 7100, La Louvière.
    • Quand ? Du 7 mars au 24 mai 2020, du mardi au vendredi de 11h à 17h et le weekend de 14h à 18h.
    • Combien ? 3 EUR au tarif plein. Tarifs réduits disponibles.

    Louise Segard
    Louise Segard
    Journaliste au Suricate Magazine

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