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    1917, dantesque et magistral

    1917
    de Sam Mendes
    Guerre, Histoire
    Avec Richard Madden, Benedict Cumberbatch, Colin Firth
    Sorti le 8 janvier 2020

    Deux ans après le choc Dunkerque, Sam Mendes révolutionne à son tour le film de guerre en livrant une fresque dantesque entièrement tournée en plan-séquence.

    Inspiré des histoires racontées par son grand-père Alfred H. Mendes, caporal durant la Première Guerre mondiale, 1917 raconte la traversée de l’enfer de deux soldats chargés de délivrer un message à travers le No Man’s Land. Le film prend ainsi place le 6 avril 1917, au cours du repli stratégique des armées allemandes de l’autre côté de la ligne Hindenburg, autrement connu sous le nom de Opération Alberich.

    Si le Birdman d’Alejandro González Iñárritu constituait déjà une petite révolution de par l’utilisation qu’il faisait de la technique du plan-séquence, ce nouveau film de Sam Mendes poussera la logique plus loin encore en capturant à l’écran la terrible réalité des tranchées.

    En effet, 1917 est un film impressionnant de maîtrise dans lequel la caméra du réalisateur retranscrit à merveille l’angoisse et l’horreur de l’enfermement. Ainsi, le principe du plan-séquence transformera à plusieurs reprises le film en un huis-clos dans lequel le spectateur pourra ressentir l’oppression des tranchées et de la boue ruisselante. Ondulant comme un serpent dans le dédale des galeries boueuses, la caméra de Sam Mendes parvient ainsi mieux que jamais à capter la saleté et la misère de la Grande Guerre.

    Mais le second tour de force lié à l’utilisation du plan-séquence dans le cadre d’un film lié à la Première Guerre mondiale consiste à maintenir cette oppression une fois sorti des tranchées. En pénétrant dans le No Man’s Land, le spectateur découvrira un autre type d’horreur : les barbelés, les cratères, les cadavres d’hommes et d’animaux puants. L’absence de découpage dans le récit renforcera ainsi notre malaise face à ces espaces confinés et cette atmosphère anxiogène.

    Cependant, il serait regrettable de réduire 1917 à sa seule richesse technique. Car au-delà de ses qualités visuelles, ce nouveau film de Sam Mendes possède une complexité thématique relativement intéressante. Analysons cela sur base d’images issues des différentes bandes annonces !

    Rimbaud et Dante dans la Grande Guerre

    La première référence majeure présente dans 1917 est tirée du plus célèbre poème d’Arthur Rimbaud, Le Dormeur du Val. Le premier plan du film présentera ainsi les deux principaux protagonistes endormis dans l’herbe : « Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue, Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu, Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue, Pâle dans son lit vert où la lumière pleut. »

    Cette thématique du militaire endormi au pied d’un arbre, comme égaré entre la vie et la mort reviendra à plusieurs reprises durant le film.

    On trouvera encore des références au poème « The Winners » de Rudyard Kipling (« He travels the fastest who travels alone »), ou à « The Jumblies » d’Edward Lear : « They went to sea in a Sieve, they did, In a Sieve they went to sea: In spite of all their friends could say, On a winter’s morn, on a stormy day, In a Sieve they went to sea! (…) And every one said, who saw them go,

    ‘O won’t they be soon upset, you know! For the sky is dark, and the voyage is long, And happen what may, it’s extremely wrong In a Sieve to sail so fast! ».

    Dans cette même logique du voyage périlleux, on notera également une magnifique version a cappella de « The Wayfaring Stranger », chant traditionnel américain racontant l’histoire d’une âme égarée sur le chemin de la vie et cherchant à rentrer chez elle. Ainsi, les thématiques jalonnant le film épousent la structure technique du film, car le plan-séquence invite à suivre les héros du début jusqu’à la fin de leur périple et à faire le voyage avec eux.

    Mais au-delà de ces œuvres issues du XIXe siècle, 1917 ira puiser des pans de sa construction jusque dans l’œuvre de Dante Alighieri. Voyage à travers l’obscurité par excellence, la Divine Comédie semble particulièrement adaptée à l’histoire ici racontée par Sam Mendes. Car au-delà de la mission assignée aux deux soldats, 1917 est un voyage par-delà le bien et le mal dans lequel les héros cherchent à retrouver la paix de l’âme.

    Si l’on analyse l’histoire selon ce prisme, Blake et Schofield seraient donc deux âmes sorties du purgatoire que constituent les tranchées pour traverser l’enfer/No Man’s Land en quête d’une paix éternelle. Les tranchées, parsemées d’hommes blessés ou simplement au repos pourront ainsi rappeler la rencontre avec les âmes sur la cinquième corniche du Purgatoire.

    Le chemin du purgatoire représenté par Gustave Doré (1868) en parallèle aux tranchées jonchées de soldats

    Par ailleurs, l’entrée des deux héros au sein des lignes allemandes et le début de leur aventure se fera en pénétrant dans un blockhaus qui pourra rappeler la porte décrite aux premiers vers du chant III de l’Enfer de Dante : « Par moi on va dans la cité dolente, par moi on va dans l’éternelle douleur, par moi on va parmi la gent perdue (…) Vous qui entrez, laissez toute espérance ».

    La porte de l’Enfer représentée par Gustave Doré (1868) et, en parallèle, le blockhaus dans lequel pénètrent les deux héros avant de traverser « leur » enfer

    Dans cette optique, le No Man’s Land apparaît logiquement sous la forme d’un désert comme dans le Septième Cercle de l’Enfer, dans lequel les âmes errent sans espoir sous une pluie de feu : « Le sol était un sable aride, épais, tout semblable à celui que les pieds de Caton foulèrent jadis (…) Sur tout le sable en chute lente pleuvaient de grands flocons de feu, comme neige sur l’Alpe un jour sans vent ».

    Confinés dans leur tranchées et entourés d’un désert de barbelés, les soldats représentent ainsi les âmes égarées sans espoir de retour, soumis à une pluie d’obus dévastatrice et brûlante.

    La pluie de feu représentée par Gustave Doré (1868) en parallèle aux pluies d’obus dans les tranchées

    Plus tard encore, l’un de nos héros devra traverser une ville, dernier repère géographique avant l’accomplissement de sa mission. À son arrivée, il trouvera celle-ci abandonnée et en feu. Les seuls habitants qu’il y croisera seront des soldats allemands égarés et des civils dissimulés dans les sous-sols, comme les hérétiques émergeant de leur sépulture dans le Chant IX de l’Enfer : « Ici gît le semblable avec le semblable, et les sépulcres sont plus ou moins brûlants ».

    Au-delà de ce point, l’esthétique cauchemardesque donnée à la ville dans 1917 rappellera sans peine la Cité de Dité, ville intérieure de l’Enfer où sont punis les péchés de malice. Dante atteindra les remparts de Dité au Neuvième Chant, après avoir rencontré le Cerbère, comme Schofield y parviendra après avoir affronté un impitoyable soldat allemand.

    Représentation de la Cité de Dité par William Blake (1825-1827) en parallèle à la ville cauchemardesque dans laquelle pénètre Schofield

    Mais l’Enfer est également parcouru de plusieurs cours d’eau comme le Phlégéthon, rivière de sang, ou encore le Cocyte situé dans le neuvième cercle chez Dante et dans lequel les âmes se retrouvent plongées dans la glace éternelle : « Une voix me dit : “Prends garde quand tu passes ! Va si tu peux sans fouler sous tes pieds les têtes de tes frères humains, qui souffrent”. Je me tournais alors et je vis devant moi et sous mes pieds un lac à qui le gel donnait l’aspect du verre, et non de l’eau. (…) Chacune avait la face vers le bas ; la bouche donnait pénible témoignage du froid, les yeux du cœur endolori ».

    Dans sa traversée de l’enfer, Schofield devra donc lui aussi affronter une rivière glacée envahie par les corps de ses frères humains, autre élément caractéristique de son périple.

    La traversée du Cocyte vue par Gustave Doré (1868) et celle de Schofield

    Enfin, dernier élément pouvant être rapproché de l’œuvre de Dante Alighieri : la forêt. Celle-ci sera présente tout au long de 1917, comme un point de repère. C’est là que les deux héros sont supposés délivrer leur message à un bataillon en attente d’une attaque imminente.

    « Au milieu du chemin de notre vie, je me retrouvai par une forêt obscure car la voie droite était perdue ». Blake et Schofield, comme les soldats à qui ils doivent délivrer leur message, sont tous « au milieu du chemin de [leur] vie ». Chez Dante, la forêt est le point d’entrée vers l’enfer, comme elle constitue chez Sam Mendes un vestibule pour les âmes destinées à affronter les horreurs de la guerre. Ainsi, cette métaphore de la forêt prendra une place à part entière dans 1917.

    La forêt de Dante vue par William Blake (1825-1827) et la forêt de 1917

    Ainsi, 1917 est une fresque riche, d’une impressionnante maîtrise technique et qui cherche littéralement à nous emmener dans l’enfer de la Grande Guerre. Brassant plusieurs thématiques comme le voyage et le repos éternel, cette nouvelle réalisation de Sam Mendes plongera le spectateur dans des limbes cauchemardesques. L’acharnement que mettrons Blake et Schofield à délivrer leur message et à accomplir leur mission est avant tout leur acharnement à rejoindre la lumière et à trouver la paix de l’âme.

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