Si Beale Street pouvait parler
de Barry Jenkins
Drame
Avec Kiki Layne, Stephan James, Regina King
Sorti le 13 février 2019
Un personnage lève la tête. L’autre en face fait de même. Ils se fixent des yeux. Les sentiments derrière leur regard sont clairs : ils s’aiment. Pas juste d’un vague ressenti amoureux — non, ils tiennent profondément l’un à l’autre. Et ils ont peur, car une vitre les sépare. Elle s’appelle Tish, et attend leur enfant. Lui s’appelle Fonny, et croupit en prison pour un crime qu’il n’a pas commis.
Leur histoire n’a rien d’exceptionnel. Ou plutôt devrait-on dire, elle n’a rien d’unique, puisque c’est celle d’un triste nombre de noirs américains. Mais c’est une histoire qui mérite d’être racontée, et vous trouverez difficilement un cinéaste plus sensible et plus élégant que Barry Jenkins pour lui rendre justice. Le réalisateur, auréolé il y a deux ans aux Oscars pour Moonlight, adapte avec son dernier long-métrage le célèbre roman de James Baldwin, Si Beale Street pouvait parler, et signe un mélodrame puissant et émouvant.
Comme Moonlight, Beale Street est une œuvre d’une beauté qu’on pourrait qualifier de déconcertante, dans le sens où la tragédie que le film nous dévoile n’est pas de celles qu’on a l’habitude de voir à travers de magnifiques images. Mais c’est ainsi qu’opèrent Jenkins et son directeur de la photographie attitré, James Laxton, sublimant la misère et la tristesse par leur regard cinématographique plein de grâce. Ils peignent le New York des années 70 comme on ne le voit jamais, avec une palette de couleurs luxuriantes. Leur caméra est contemplative, s’attardant sur les mouvements et les regards, trouvant la beauté partout là où elle peut être dénichée.
Et elle est dans bien des endroits. Le film est parcouru par les admirables sacrifices que les personnages font les uns pour les autres, leurs magnifiques actes de solidarité et leurs preuves d’affection. L’amour, qu’il soit romantique, familial ou amical, est au cœur du long-métrage, une force nécessaire et vitale dans une société contre laquelle il n’y a d’autres choix que de lutter. Drame mélodramatique dans le sens noble du terme, le film n’édulcore pas pour autant l’adversité à laquelle les personnages font face. Le racisme, la bigoterie, la précarité sont bien là, et les seuls actes de résistance possibles sont de vivre et de s’aimer.
« Partout en Amérique, il y a des rues comme Beale Street » écrivait James Baldwin en préface de son roman, soulignant à quel point les difficultés de ses personnages sont communes aux noirs américains. Suivant la route tracée par celui-ci, le long-métrage entremêle le politique et l’intime avec la même sensibilité, juxtaposant l’Histoire de tout un peuple avec l’histoire personnelle, sans jamais sacrifier cette dernière. Au contraire, le film cherche le détail — une étoffe, une chanson, un idiome — pour reconstruire des lieux et des époques très spécifiques.
Dans la transition sur grand écran, Beale Street triomphe également sur un autre plan, celui de l’adaptation de la structure éclatée du roman. Guidé par la sublime musique de Nicholas Britell, le film nous transporte d’époque en époque de manière fluide et juste — un petit miracle de montage et d’écriture, qui parvient à faire vivre une multitude de personnages. Son duo principal bien sûr (incarné à fleur de peau par Kiki Layne et Stephen James), mais aussi une galerie de figures touchantes, qui ont toutes leur histoire. Parmi elles se détachent notamment Regina King, dans le rôle de la mère qui se lance dans une quête impossible pour exonérer son gendre, et Brian Tyree Henry, qui décrit de manière déchirante son temps en prison, la bouche sèche et les yeux humides.
Il y a beaucoup de beauté dans Beale Street, mais la vraie richesse visuelle du film se trouve dans les visages de ces quelques personnages, que nous sommes fréquemment amenés à contempler en gros plans. La caméra face à eux, ils regardent droit devant, nous laissant entrevoir leurs tourments, leurs désirs, leurs passions et leur peurs. Beale Street a beaucoup de choses à exprimer — sur le racisme, la famille, la société —, mais l’essentiel de ce qu’il a à nous dire se trouve dans leurs regards émouvants et déchirants.