Doubles Vies
d’Olivier Assayas
Comédie dramatique
Avec Guillaume Canet, Juliette Binoche, Vincent Macaigne
Sorti le 23 janvier 2019
Existe-t-il un film plus français que Doubles Vies ? Le dernier long-métrage d’Olivier Assayas semble incarner à lui seul tous les travers d’un certain cinéma hexagonal. C’est une œuvre bavarde, terriblement intellectuelle, bourgeoise sous tous les rapports et ô combien nombriliste. Mais ça ne signifie pas qu’elle est dépourvue d’intérêt.
Bien sûr, mieux vaut être averti de la nature même de Doubles Vies dès le départ. Si l’idée d’un film entièrement consacré à des Parisiens discourant sur la littérature, l’édition, les rapports amoureux et l’infidélité pendant près de deux heures vous donne déjà de l’urticaire, mieux vaut passer votre chemin. Pour le meilleur comme pour le pire, Doubles Vies ne parle que de ça, et n’est que ça : une suite de discussions intellectuelles échangées entre des personnages qui s’avèrent tous être infidèles les uns aux autres. Comédie mondaine, Doubles Vies semble simultanément parodier le film d’auteur français dans ses plus agaçantes habitudes, tout en étant presque indiscernable du genre qu’il épingle. On y rit de la pédanterie de ses personnages, tout en considérant sérieusement leurs propos.
Ceux de Guillaume Canet par exemple, dans le rôle d’un éditeur réputé, qu’on voit s’exprimer à grand renfort de postures verbales sur l’avenir de l’édition, le passage du papier vers le numérique (le titre initial du film était E-book) et d’autres joyeusetés. Son art du bon mot va parfois jusqu’à des excès qu’on serait tenté de qualifier d’absurdes, mais il creuse un chemin vers des réflexions qui ne sont pas dépourvues d’intérêt. Pour lui et pour les autres personnages du film, le problème de l’art et du commerce bat fort. Comme chez Juliette Binoche, qui joue le rôle d’une actrice coincée dans une série télé qui l’a popularisée, mais dont elle aimerait se défaire. Ou chez Nora Hamzawi, qui interprète l’assistante d’un politicien qui fait polémique. Ou encore Vincent Macaigne, en écrivain qui ne peut s’empêcher d’écrire sur sa vie et celles de ceux qui l’entourent, au risque de fâcher tout le monde, y compris ses lecteurs. Donc ça débat, ça discute en long et en large de culture, de politique, de commerce, etc.. Ce qui est dit n’est pas dépourvu d’intérêt, mais à quel point ?
La question se pose d’autant plus que le film, s’il n’est peut-être pas encore dépassé, le sera bientôt. Assayas fait de son mieux pour être à jour dans le jargon du web, mais les phénomènes de sociétés et les nouvelles tendances qu’il évoque sont inévitablement condamnées à disparaître ou à changer — c’est le propre de toute technologie récente d’être destinée à l’obsolescence. Le film semble déjà appartenir à une époque plus ou moins révolue. Comme le note un des personnages, l’art n’est jamais dans l’air du temps, un sage adage dont Assayas est bien conscient, même s’il n’y fait pas exception.
La contradiction est le cœur même du film, qui ne démérite pas son titre. Doubles Vies renvoie à la fois à la vie et sa copie dans l’auto-fiction, mais aussi à la vie réelle et la vie virtuelle, à la vie privée et la vie publique, à la vie intellectuelle et la vie concrète, et bien sûr au cocufiage que les personnages pratiquent avec assiduité.
Curieusement, ces infidélités que le film se fait fort d’étaler n’ont que peu d’importance. Balayées par un mensonge ou par quelque rationalisation de l’esprit, elles n’ont pas vraiment de conséquences une fois que tout est dit. Si les protagonistes s’acharnent à force de pirouettes discursives à défendre leurs positions, ils prennent bien des choses avec un étonnant détachement. Le film se déroule ainsi de manière assez décontractée — non sans une certaine dose d’anxiété existentielle, il est vrai — mais dans un esprit et un confort plutôt bourgeois.
Les personnages qu’Assayas met en scène existent-ils dans la vraie vie ? Parlent-ils ainsi ? Rien n’est moins sûr. Le cinéaste s’amuse en tout cas avec leur personnalité, qu’il pousse espièglement sur le terrain de l’absurde au cours de quelques conversations. On le sent, il se moque aussi de lui-même, et finalement de sa création, dont même les blagues graveleuses s’adressent aux intellectuels (le film très austère de Michael Hanneke Le Ruban Blanc offre la base d’un gag récurrent !). Mais si on se laisse gagner par son humour très particulier, le film est fréquemment amusant.
C’est en grande partie grâce aux acteurs, tous parfaitement utilisés. Il y a bien sûr Juliette Binoche, comme toujours remarquable, mais on se souviendra particulièrement de Vincent Macaigne, qui joue le pathétique attachant avec une tendresse odieuse qui n’appartient qu’à lui. C’est un film d’acteurs et de dialogues que celui-là, et Assayas le filme comme tel, sans fioritures ni acrobaties de mise en scène.
Après les succès de Clouds of Sils Maria et Personal Shopper, Doubles Vies pourrait être vu comme un pas en arrière pour le cinéaste. Mais il s’agit plus d’un pas de côté, une étrange mais séduisante parenthèse qui entend stimuler, amuser, irriter et provoquer son spectateur, quitte à se l’aliéner. On en retirera ce qu’on voudra, mais une chose est claire : entre art et commerce, le choix d’Assayas est fait.