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    The House That Jack Built, portrait de l’artiste en serial-killer

    The House That Jack Built
    de Lars von Trier
    Drame, Thriller
    Avec Matt Dillon, Bruno Ganz, Uma Thurman
    Sorti le 17 octobre 2018

    Quelques mois avant la première mondiale de The House That Jack Built, le dernier film de Lars Von Trier, la chanteuse et actrice Björk décrivait sur les réseaux sociaux le harcèlement sexuel que lui avait fait subir un certain réalisateur danois. L’identité de celui-ci ne faisait évidemment pas le moindre doute, d’autant plus que ces actes étaient loin d’être surprenants de la part d’un homme ayant passé sa carrière à faire souffrir des femmes à l’écran (Dogville, Dancer in the Dark). Le témoignage avait été largement partagé dans la presse, mais au bout de quelques semaines l’émoi exprimé dans les médias avait laissé place à une indifférence presque généralisée — un effet de notre société patriarcale dans laquelle les actes commis par les artistes se doivent d’être excusés au nom de l’Art. La rengaine « Il faut faire la différence entre l’artiste et son œuvre » est désormais connue.

    Cette gymnastique mentale plutôt périlleuse tient encore moins la route lorsqu’on parle d’un auteur qui met énormément de lui-même dans ses œuvres, comme l’a fait Lars Von Trier dans nombre de ses productions cinématographiques. Dont la dernière en date. Plus qu’aucun autre de ses films, The House That Jack Built s’apparente à un autoportrait en creux. Il y est question d’un serial-killer, ce que Lars Von Trier n’est pas (du moins on le présume), mais la violence, la haine des femmes et l’intellectualisme de son personnage sont distinctement des moyens employés par le cinéaste pour se flageller et faire son auto-critique. C’est un parallèle intentionnel qu’il dresse, offrant même une sélection d’images éprouvantes issues de ses propres films. En guise de commentaire à celles-ci, le protagoniste du long-métrage déclare que les artistes accomplissent leurs fantasmes les plus transgressifs à travers leur création.

    Expressions des désirs les plus malsains du cinéaste, The House That Jack Built nous raconte en cinq « incidents » et un épilogue l’histoire de Jack (Matt Dillon), ingénieur atteint de multiples TOC, et motivé par un besoin de tuer à fréquence régulière son prochain. Ce qu’il fait avec délectation. Jack le serial-killer se voit comme un artiste ayant pour matériel principal les cadavres de ses victimes, et pour outil la photographie, la sculpture et l’empaillement. Les tableaux sanglants et grotesques sont donc nombreux, et le film prend un malin plaisir à exhiber cette violence en la répétant ad nauseam. Mais contrairement à ce que les réactions cannoises — comme toujours exagérées — suggéraient, cette violence n’est guère différente de celle qu’on peut voir dans une série comme Hannibal. Ce qui ne signifie pas qu’elle n’est pas choquante, mais qu’elle est souvent trop grotesque pour être perçue au premier degré de son horreur.

    Tout le film est marqué par une volonté de pousser les limites de ce qui est acceptable et tolérable. C’est connu, le cinéaste danois n’aime rien de plus que provoquer son spectateur, de le faire gigoter dans son siège, ou mieux encore, de lui faire quitter la salle. Et lorsqu’il ne fait pas scandale avec ses films, il le fait avec ses propos, comme en 2011, où il était devenu persona non grata au Festival de Cannes pour ses remarques sur le nazisme. On ne peut qu’imaginer la jubilation ressentie par le cinéaste lors de la sélection cannoise de The House That Jack Built, dans lequel le personnage principal palabre sur Hitler et les œuvres artistiques que sont les camps de concentration. Bref, Lars Von Trier nous trolle, comme un gamin fier de ses blagues de mauvais goût.

    Toujours très ludique dans son approche du cinéma, le réalisateur s’amuse dans The House That Jack Built avec tout ce que le septième art lui offre. Comme à son habitude, sa caméra est le plus souvent à l’épaule, les zooms fréquents, mais l’esthétique reste terriblement soignée. Son jeu de montage est constant, multipliant les accélérations, les ellipses et les références. Il convoque peintures, archives historiques, documentaires animaliers, littérature et architecture dans un fourre-tout de la culture occidentale, avec William Blake comme inspiration principale, et Dante comme guide. Sous l’influence de la Divine Comédie, les événements du film nous sont rapportés par Jack alors qu’il traverse les cercles de l’Enfer, en compagnie d’un certain Verge. C’est d’une prétention sans fin, ce que Von Trier assume fièrement, tournant régulièrement en dérision les aspirations artistiques de son personnage, et par extension les siennes.

    Dans le rôle principal, Matt Dillon est terriblement convaincant. Il a l’allure parfaite du serial-killer, comme le note innocemment sa première victime, incarnée par Uma Thurman. Il est une présence sincèrement perturbante, particulièrement lorsqu’il imite les comportements humains « normaux ». Mais la performance la plus remarquable appartient probablement à Bruno Gantz (La Chute, Les Ailes du Désir), qui dans son rôle de guide des enfers nous offre un contraste majeur avec Jack. Il campe un personnage à la voix douce mais autoritaire, détaché des préoccupations terrestres mais néanmoins juge de toutes choses. À Jack qui voit le processus créatif comme une relation entre un prédateur et sa proie, Verge lui oppose l’idée que l’art se doit d’être une expression d’amour. Leurs nombreuses conversations, qui vont de la philosophie à la construction des cathédrales, voient des idées clairement incompatibles s’affronter, dénotant peut-être l’incertitude de Von Trier quant à ses propres principes éthiques.

    Intellectuellement, c’est aussi stimulant que fatigant. Que Von Trier a du talent est abondamment clair, mais ses indulgences cinématographiques et son goût pour la provocation deviennent lassants, d’autant plus que le film dépasse les 2h30. C’est une longue plongée dans sa psyché, un voyage fascinant dans les ténèbres de son âme, mais qui n’est pas des plus agréables. La vision du monde étalée ici est profondément misogyne, nihiliste, misanthrope et cynique, et dans une remarquable convergence entre l’art et l’artiste, elle reflète la personnalité de son auteur. Dans ce fantasme cinématographique aux allures de confession, Von Trier se blâme (mais sans remords) et fait preuve d’une rare sincérité dans le but de nous inculquer une leçon : qu’il n’est pas une bonne personne. Et selon de multiples témoignages, il convient de le croire.

    Adrien Corbeel
    Adrien Corbeel
    Journaliste du Suricate Magazine

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