De Jean-Marie Piemme, mise en scène de Philippe Sireuil avec Jacqueline Bir & Janine Godinas. Du 14 septembre au 23 septembre 2018 au Théâtre des Martyrs.
De l’une, la fortune a fait une bourgeoise, et de l’autre une servante, mais l’inverse eut été tout aussi convaincant. La première s’appelle Elisabeth — « un prénom de Reine » — , et la deuxième Marie — « un prénom de sainte » —, et entre ces deux dames du troisième âge, seuls personnages sur la scène de Reines de pique, la hiérarchie sociale est autant une évidence qu’une absurdité. Unies en apparence par un lien pécuniaire, ces deux femmes qui ont passé le plus clair de la vie ensemble sont liées par bien plus qu’un salaire — celui-ci étant d’ailleurs devenu caduc puisque la plus riche a vaillamment dépensé toutes ses économies. À la fois meilleures amies et ennemies du monde, elles se vouent une amitié mêlée d’antagonismes, où le verbe est une arme qu’on utilise avec aisance et volupté. Elles se comparent à des porcs-épics, pris d’un désir de se rapprocher, mais se blessant mutuellement. « On a toujours préféré l’aigre-doux au trop sucré » déclare l’une d’elles. Volubiles, ces reines des piques bien senties retracent leur passé et creusent leur présent par les mots, avec une passion évidente.
Pendant les 90 minutes du spectacle, ça monologue à tout va, avec Shakespeare et son Roi Lear en tête. Les discours verbeux s’enchaînent, tissant les fils de cette relation dense et fascinante : un amant en commun, l’ombre d’un mari abusif, mais surtout des secrets partagés et une compréhension mutuelle. Il est évident qu’elles ne peuvent se passer l’une de l’autre, elles que les classes sociales séparent, mais que d’étranges rapports rapprochent. Si Marie n’est pas ce qu’on pourrait appeler une servante servile, elle n’est pas non plus la domestique rebelle qui aurait savamment pris le dessus sur sa patronne. À la fois soumise et dominatrice, elle se fait autant rivale que complice de celle-ci. Mais qu’advient-il donc lorsque l’une a mis ses économies de côté, tandis que l’autre, incarnant avec fierté son rôle de bourgeoise dépensière, se retrouve sans le sou ? Hors de question, semble-t-il, de se laisser embourber dans une fable de cigale et de fourmi.
Leur statut et leur façon de voir le monde diffèrent, mais c’est sur les mêmes terrains qu’elles jouent, ceux du spectacle, de la fierté, de l’amitié-haine, et surtout du langage. Elles le manipulent avec une aisance égale, brillant d’intelligence dans leurs joutes verbales qui sont denses et retorses, enchaînant à tour de langue les jolies formules, les répliques violentes, les longues tirades (dont on perd parfois le fil) et les remarques provocantes, propres à susciter un rire souvent grinçant. C’est à Jean-Marie Piemme que l’on doit ces bons mots, et il est clair qu’il y étale sans retenue tout son savoir-faire.
Spectacle de l’excès à bien des égards, Reines de pique présente pourtant une mise en scène assez simple, que l’on doit à Philippe Sireul. Sur les planches du Théâtre des Martyrs, deux gigantesques piles de valises trônent au centre, des vestiges, on le suppose, des nombreux voyages et frasques du duo. Autour d’elles, une multitude de roses qu’on interprétera comme on le souhaite, un champ des possibles du théâtre. Quelques rares jeux de lumières, de fumée et de musique viennent enjoliver sporadiquement le spectacle, mais le reste de l’action est convoqué par la parole, la gouvernante se prêtant fréquemment au jeu de l’aparté pour décrire leur impossible voyage vers Douvres, qui se doit d’être digne de Shakespeare. Au crépuscule de leur vie, elles cherchent encore dans leur existence le grandiose, le rêve et surtout le sens. Car sans eux, à quoi bon continuer ?
C’est Jacqueline Bir et Janine Godinas qui ont la lourde de tâche de porter le spectacle sur leurs épaules. Dans leur rôle respectif, elles sont des évidences, comme si elles existaient dans leur personnage avant même d’entrer sur scène. Il n’en est rien, et les personnes qui ont vu Jacqueline Bir incarner la Dame rose pour Oscar seront surpris de la voir jouer un rôle à l’extrême opposé. Peu de douceur chez cette femme qui, parée, de sa bourgeoisie et de sa fierté, n’a honte de pas grand-chose, faisant disparaître son argent comme si sa vie en dépendait, et crache avec plaisir sur tout ce qui ne lui plaît pas. Face à elle, Janine Godinas est jubilatoire parce qu’elle lui tient tête, obéissante mais insolente, compatissante mais espiègle. Leur alchimie sur scène fonctionne à merveille. L’affaire, pourtant n’était pas gagnée. C’est une relation étrange et complexe qu’elles incarnent, portée par des textes alambiqués mais auxquelles leur diction experte donne vie. Emporté par la force de leur talent, on ne résiste pas à accompagner ces dames pour un petit bout de chemin.