auteur : Jodi Picoult
édition : Actes Sud
sortie : mars 2018
genre : roman
Ruth et Turk n’ont rien en commun. Ruth Jefferson est sage-femme depuis plus de vingt ans dans une maternité du Connecticut. Elle est appréciée de ses collègues et la qualité de son travail est largement reconnue. Turk Bauer est amoureux de sa femme, Brittany, comme au premier jour. Ils sont les heureux parents du petit Davis qui vient de naître. C’est ce dernier qui amène Turk et Brittany à rencontrer Ruth lors de sa venue au monde. Là où ça coince, c’est que Ruth est Afro-Américaine et que les jeunes parents sont adeptes d’un mouvement suprémaciste blanc. La situation devient dès lors dramatique. Les parents font pression sur la supérieure de Ruth car ils refusent qu’elle s’occupe de leur nourrisson jusqu’à leur départ de la maternité. Le lendemain, le bébé meurt. Ruth est accusée de meurtre par les Bauer…
L’idée originale du roman est inspirée d’un fait réel. Là où les choses diffèrent, c’est qu’après que l’infirmière Noire ait été écartée, les soignants Afro-Américains de l’hôpital ont porté plainte et ont gagné leur procès. Dans Mille petits riens, quelle que soit l’issue de l’histoire, il n’y aura pas de gagnant : un bébé est mort.
L’auteur aborde la délicate thématique de la question raciale sous plusieurs angles audacieux et soigneusement travaillés en donnant la parole à trois personnages emblématiques : Ruth, Turk et Kennedy, l’avocate de Ruth. On est immergé dans la vie de chacun des ces protagonistes qui racontent leur histoire, leur vision des choses.
Issue d’une famille modeste, Ruth a obtenu son diplôme d’infirmière pour être indépendante, respectée et intégrée dans la société. Grâce à cela, elle a pu ne jamais s’enfermer dans un carcan dont sa propre sœur est prisonnière et dans lequel aucune mixité n’est possible car les Blancs veulent constamment nuire aux Noirs. Ruth rejette en bloc cette victimisation. Ainsi, elle refuse la vie de ghetto et se débrouille pour se loger et inscrire son fils dans un quartier de Blancs, l’éduquant avec attention pour qu’il fasse partie des meilleurs éléments de l’école. Et de cette façon lui épargner le rejet dont elle et sa sœur ont été victimes dans leur enfance. Mais ne se voile-t-elle pas la face ? Lorsqu’on lui impose de garder ses distances à la maternité à cause de sa couleur de peau, la réalité lui explose au visage et ça n’en est que plus douloureux.
Avec Turk, on vire de bord. Raciste notoire au crâne tatoué d’une croix gammée, il alimente un site pour propager ses idées sous la houlette de son suprémaciste de beau-père, l’envoûtant papa de Brittany. Turk a été élevé à la dure par un grand-père intransigeant et intolérant. En somme, une enfance quasi militaire sous l’égide d’un papy loin d’être gâteau suivie d’une vie de jeune adulte influencée par un beau-père néonazi. C’est pas le top pour être élu citoyen de l’année. Sans vouloir excuser Turk et ses semblables, l’auteur essaie d’entrevoir ce qui a dérapé pour qu’une innocente créature se transforme en vilain méchant loup aryen. Elle met en lumière un amoncellement de réflexions et propos répétés inlassablement auprès des enfants, endoctrinés dès le plus jeune âge et totalement inconscients de ce qui se trame. Et fatalement, certains finissent par prendre les mauvaises décisions. On a déjà vu ce genre de milieux, de personnes et de mauvais choix dans de nombreux films et bouquins, mais Jodi Picoult sait très bien où elle veut entraîner ses lecteurs qui la suivent volontiers dans cette spirale infernale.
Et enfin, le dernier angle est abordé du point de vue de Kennedy, avocate blanche nantie, heureuse en couple et maman d’une adorable Violet. Dans son univers, les œillères font partie intégrante du décor. Elle découvre peu à peu toute la difficulté du quotidien de sa cliente. Dans la rue, les magasins ou les transports, Ruth, comme tant d’autres Afro-Américains, est sans cesse l’objet de regards suspicieux. Une telle ignorance peut être extrêmement blessante.
C’est aussi l’occasion de mettre le doigt sur une autre forme de racisme, celui que l’on pourrait qualifier d’ « ordinaire ». C’est sans doute le plus interpellant car le plus répandu. Celui de Monsieur et Madame Tout-le-monde qui s’insurgent contre les gens ouvertement racistes et intolérants. Ceux pour qui le racisme est manichéen : on l’est ou on ne l’est pas. Mais qui ne se considèrent en aucun cas comme ayant naturellement des à priori envers les minorités, quelles qu’elles soient.
A travers ce livre, Jodi Picoult ne prétend pas donner de leçon à quiconque, ni de savoir ce que signifie être Afro-Américain dans l’Amérique d’aujourd’hui. Elle veut juste aiguiller les lecteurs sur des réflexions peut-être enfouies et rarement déterrées. Dans une postface pleine d’humilité, elle nous fait part de son ignorance et de ce qui est tapi en chacun de nous. Cela ne fait pas de nous des monstres, mais des êtres humains qui ont toujours la possibilité de prendre du recul et de se remettre en question. Quoi de plus beau que de le faire au travers d’un livre ? Alors, amis lecteurs de toutes les couleurs, vous savez ce qu’il vous reste à faire.