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    Olivier Meys : « savoir jusqu’où peut aller le sacrifice pour aider sa famille »

    Rencontre à Bruxelles avec Olivier Meys à l’occasion de la sortie de Bitter Flowers, son premier long-métrage bouleversant sur les prostituées chinoises de Paris. A travers le portrait de Lina, une jeune femme ambitieuse prête à tout pour offrir un avenir meilleur à sa famille, le réalisateur belge livre un regard sensible mais aussi amer sur leur parcours d’exil.

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    Votre film parle d’une mère et épouse chinoise qui décide de quitter sa famille temporairement pour partir en Europe afin de récolter rapidement des fonds. Comment est née l’idée de faire ce film ? Est-ce que l’idée a plutôt germé en Chine ou en France ?

    L’idée est venue de Chine et de France. J’ai fait plusieurs documentaires en Chine entre 2000 et aujourd’hui. Là-bas, j’ai pu suivre des grands changements (la transformation de Pékin en ville internationale, le grand barrage du Yangtsé…). Ces changements ont eu beaucoup d’incidences sur la vie des gens, sur leur manière d’interagir.

    Et puis, lors d’une visite au Cinéma du réel à Paris, j’ai découvert, en me baladant en ville, la prostitution des femmes du Dongbei. Dans un premier temps, je n’ai pas tout de suite compris leur situation parce que ces femmes avaient un âge moyen, elles étaient habillées vraiment comme Madame Tout-le-monde et faisaient des allers-retours dans la rue. Je sentais quelque chose de suspect sans pouvoir identifier ce qui se passait. Je me suis renseigné par la suite et c’est en connaissant un petit mieux l’histoire derrière ce groupe que je me suis dit que c’était intéressant car c’était dans la continuité de mon travail en Chine. Je m’intéresse aux histoires humaines. Et il me semble que les femmes chinoises ont payé un lourd tribut lors des grands changements de ces dernières années. La famille en a été profondément affectée. C’était donc un beau cadre pour continuer le travail.

    Vous avez choisi de suivre une trajectoire migratoire complète avec un aller-retour Chine-France de Lina, une femme prise dans un piège. On suit l’évolution de l’héroïne qui ne tombe pas tout de suite dans la prostitution mais qui finit par faire ce choix. C’était important de montrer les autres alternatives ou le manque d’alternatives pour comprendre sa décision de devenir prostituée ?

    Oui, c’était important de montrer qu’elle arrivait avec un plan en tête, celui d’être nounou. C’est très spécifique au groupe des femmes du Dongbei : elles veulent toutes être nounous pour des familles de riches du Sud. Mais elles ont beaucoup d’idées fausses par rapport à la réalité que sera leur salaire. Cela me paraissait important de montrer que Lina ne se jetait pas à l’eau sans avoir pris des précautions. Et puis, après la déception du salaire, c’est un peu le parcours classique pour toutes ces femmes. Elles n’ont pas de papiers. Il n’y a donc pas moyen de travailler légalement. Beaucoup de portes se ferment. Et il y a beaucoup de tensions et d’antagonismes entre les Chinois*, entre ceux du Sud (les Wenzhou) et ceux du Nord (les Dongbei). Ils ont même parfois du mal à se comprendre. Sans parler du conflit de base qui se greffe sur les tensions existantes, à savoir l’opposition entre l’ancienne migration et la nouvelle migration. Et puis, quand les femmes du Dongbei ont commencé à se prostituer, il y a toute une problématique autour de ce que cette image donne des Chinois.

    On sent dans le film une volonté de ne pas victimiser les prostituées chinoises.

    En effet, ce n’était pas l’idée de faire un film sur des victimes parce que, fondamentalement, ce n’est pas le cas. Ce sont des femmes fortes, dignes. Je n’aurais probablement pas fait ce film si elles étaient prises dans un réseau sous le joug de la contrainte physique ou morale. Ici, c’est un groupe de femmes qui se prostituent mais c’est une prostitution dite « consentie », dans un contexte où ne pas le faire aurait beaucoup de conséquences pour la famille. Mais néanmoins, elles gardent leur libre-arbitre, c’est une décision prise par elles-mêmes. Cette question du libre-arbitre m’intéressait : savoir jusqu’où peut aller le sacrifice pour aider sa famille, jusqu’où on peut mettre son présent entre parenthèses pour pouvoir avoir un futur meilleur. Les raisons du départ m’intéressaient également. On voit bien que dans le Dongbei d’aujourd’hui, ce n’est pas l’enfer sur terre, on vit relativement correctement là-bas. Ce sont des femmes qui ne fuient ni la guerre, ni la violence, ni l’extrême misère. On sent fort, par contre, que la société change là-bas. Il y a des gens qui s’enrichissent et qui doublent leur fortune dans un temps très restreint. Il y a des opportunités, des appartements neufs que tout le monde veut. Il y a un désir de pouvoir monter et de faire partie de ce train qui passe, de cette nouvelle Chine. Elles sont donc aussi victimes de la pression que met la société pour être heureux et réussir sa vie, avoir une famille parfaite.

    Vous dites que c’est une prostitution consentie et que ces femmes ne font apparemment pas partie de réseaux mais ne sont-elles pas pour autant vulnérables ?

    Bien sûr qu’elles sont vulnérables mais je confirme totalement l’absence de réseau. Il y a une organisation installée en Chine pour permettre le trajet mais celle-ci ne se situe pas sur les deux territoires. Il existe évidemment dans la communauté chinoise des réseaux de prostitution qui s’attaquent à des filles beaucoup plus jeunes car elles peuvent faire plus d’argent. Les femmes du Dongbei installées à Paris ont entre 35 et 55 ans. Il y a donc une organisation semi-mafieuse en Chine pour l’octroi d’un visa de touriste -venant du Dongbei ce n’est pas facile d’en obtenir un car les autorités françaises savent que les femmes de cette région pourraient rester. Elles doivent donc intégrer des groupes de touristes. Ces documents sont évidemment soumis à bakchich. Mais une fois qu’elles sont sur place, elles sont livrées à elles-mêmes. Elles ne parlent pas la langue et elles n’ont aucune connaissance de la vie en Europe. Et puis, elles ont la dette qu’elles ont contractée. Tout ça pèse sur leur décision qui n’est pas prise dans un cadre complètement neutre.

    Et un autre danger pour elles provient de la police avec la loi sur la pénalisation du client. C’est un pan de la réalité que vous n’avez pas trop voulu montrer ?

    En 18 ans (depuis la vague d’arrivée en 2000), la législation a pas mal changé. Il y a eu des moments plus répressifs, d’autres de plus grande tolérance. Finalement cette pénalisation du client c’est assez récent. Elle n’est pas vraiment encore appliquée par rapport à ce groupe-là. Il n’y a pas vraiment de plus grande pression policière qui est mise sur elles.

    Où trouve-t-on les prostituées chinoises à Paris ?

    Dans le 13ème arrondissement, Porte d’Ivry et à Belleville, entre le 19ème et 20ème. Elles sont dans les quartiers chinois, là où elles peuvent passer inaperçues. Egalement dans le coin de Strasbourg-Saint-Denis, dans des endroits où il y a beaucoup de passage. Elles cherchent des lieux où elles peuvent se camoufler dans la foule. On ne les retrouve pas au Bois de Boulogne. Mais avec les habitants des quartiers chinois, les relations sont tendues. Les commerçants demandent souvent à la police d’intervenir.

    Le film est essentiellement en mandarin. Comment s’est passé le tournage ? Ce n’était pas trop compliqué de diriger des acteurs étrangers ? Vous comprenez le mandarin ?

    Grâce à mes nombreux voyages et travaux réalisés en Chine, je parle relativement bien le chinois. J’avais donc la connaissance nécessaire pour pouvoir diriger les comédiens. Et puis, certains parlaient un peu de français, d’autres l’anglais et j’avais un assistant avec moi. Mais pour ce qui est de la justesse du jeu, j’ai l’impression que ça vient un peu d’un sens que j’ai développé quand je faisais du documentaire en Chine alors que je ne comprenais pas encore la langue. Je devais vraiment sentir ce que la personne voulait exprimer sans la comprendre. J’ai donc l’impression que j’ai développé quelque chose à ce niveau-là.

    Pourquoi avoir choisi la fiction au détriment du documentaire ?

    J’ai fait beaucoup de documentaires avant mais plutôt en cinéma direct avec une caméra en situation, qui enregistre les gens qui parlent et/ou ne parlent pas. Ce n’est donc pas une approche uniquement basée sur la parole et l’informatif. Ici, le sujet est relativement sensible et tabou. J’aurais pu récolter des témoignages de femmes mais cela aurait dû se faire avec le visage flouté et en ombres chinoises. Ce qui n’est pas ma manière de travailler. J’ai donc préféré traiter ce sujet dans le cadre d’une fiction où on pouvait véritablement être à l’intérieur d’une intimité d’un personnage, d’une famille. Cela me paraissait plus adapté. Il y a beaucoup de petits rôles autour du personnage principal de Lina (QI Xi). Ces gens n’ont presque pas d’expérience dans le jeu. Ils sont issus d’un casting que j’ai mené dans la communauté chinoise de Paris. Cela donne un mélange intéressant entre des acteurs très confirmés et les autres.

    Beaucoup de femmes sont parties du Dongbei au début des années 2000. Est-ce que c’est toujours le cas aujourd’hui ? Y-a-t-il toujours autant de départs ?

    Oui, il y a toujours autant de départs. Les femmes qui sont parties en France ne font pas la publicité de cette réalité parce qu’elles sont prises elles-mêmes dans ce mensonge. Personne n’a vraiment intérêt à ce que cette réalité soit découverte. Il y a certainement moyen de trouver des informations sur internet mais, en l’occurrence, cela va être des informations en anglais ou en français. Et puis, c’est une question de culture aussi. Les femmes de cet âge-là font plus confiance à ce qu’elles entendent dans leur entourage sur des femmes qui sont parties en Europe et qui sont revenues avec beaucoup d’argent. Elles font plus attention à ce genre de canaux plutôt qu’à faire des recherches sur internet. Et en plus, internet en Chine, ça ressemble plus à un grand intranet à cause d’un important pare-feu.

    Dans le contexte actuel où la Chine souffre d’un déficit criant de femmes, votre film pourrait être un bon moyen de sensibilisation auprès des femmes du Dongbei qui souhaitent partir en Europe. Vous pensez qu’il pourrait être utilisé par les autorités chinoises comme outil d’information ?

    C’est vrai que le film, dans sa globalité, pose un regard amer sur ces projets d’immigration et pourrait être un objet de sensibilisation. Malheureusement, la Chine s’arrêtera plutôt sur le début du film : une femme qui, pour avoir un avenir meilleur, passe par un voyage à l’étranger. Ce qui a pour corollaire le fait qu’elle ne trouve pas son bonheur en Chine. Cela entre complètement en contradiction avec la conception paternaliste que les autorités chinoises ont de leur rôle en tant que gouvernant. Chaque Chinois doit trouver son bonheur et de quoi s’épanouir à l’intérieur du territoire. Montrer une femme qui désire s’exiler me coupe donc du public chinois. Le film ne sera pas montré commercialement en Chine parce qu’il n’a pas de visa de censure mais il pourra être projeté dans des cinéclubs ou au sein d’universités. Je ferai mon possible pour faire exister «Bitter Flowers» en Chine.

    *Le Dongbei n’est pas une région d’immigration en Chine. Dans l’histoire de la Chine, c’est un endroit industriel où il y a du travail. C’est une zone qui a été industrialisée par les Japonais à l’époque de la colonisation de la Mandchourie. Il y a eu des changements dans les années 90 avec la restructuration de grandes entités industrielles qui ont été scindées et avec la vague de licenciements qui s’en est suivie. La diaspora chinoise vient, en général, du Sud-Est de la Chine, des provinces côtières. Quand la situation a commencé à changer, les gens du Dongbei ont essayé de trouver des opportunités du côté des Chinois de la diaspora qui sont essentiellement du Sud, les Wenzhou (qui ont des restaurants, magasins en Europe ou aux Etats-Unis).

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