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    Carré 35, exhumer un passé effacé

    Carré 35

    d’Eric Caravaca

    Documentaire

    Sorti le 31 janvier 2018

    Connaissez-vous l’histoire de votre famille avant votre naissance ? Savez-vous à quoi ressemblaient les vies de vos parents avant de vous avoir ? En toute probabilité, vous avez une certaine idée de ce qu’étaient celles-ci, mais il est fort possible que de multiples zones d’ombre subsistent, comme il en existe dans tous les foyers. Pour Éric Caravaca, le réalisateur et co-scénariste du documentaire Carré 35, c’est douloureusement vrai : des pans entiers de son histoire familiale ont été passés sous silence, au point même que l’existence de sa sœur, décédée à l’âge de trois ans, lui fut cachée pendant une bonne partie de sa vie.

    Face à ce mystère, l’acteur — qu’on a pu voir dans Poulet aux Prunes ou La Chambre des officiers — se fait cinéaste, et entreprend d’explorer le passé familial par le biais du documentaire. Un vrai travail d’enquête s’opère donc pour lui, l’amenant à parcourir des archives, à confronter ses proches, mais aussi à se rendre au Maroc pour visiter le fameux « carré 35 », où sa sœur est enterrée. Aucune photographie ne subsiste d’elle, même sur sa tombe, laissant ainsi planer de multiples questions sur son identité. Qui était-elle ? Pourquoi de tels secrets ? Interrogeant parents, frères et cousins dans sa poursuite de la vérité, Caravaca n’hésite pas à faire remonter de douloureux souvenirs. Les témoignages face caméra se succèdent, pleins de mensonges évidents et de confessions chuchotées. Il s’agit presque d’une psychothérapie familiale, et s’approcher d’aussi près de la vie intime de ces inconnus a quelque chose d’émouvant, mais également de déstabilisant.

    Plus qu’un récit hautement personnel, Carré 35 est un documentaire qui vise une certaine universalité. Recoupant le drame familial avec la grande Histoire, Éric Caravaca évoque notamment le passé colonial de la France, et trace de multiples parallèles entre le mystérieux départ de ses parents pour leur pays d’origine après la mort de leur fille, et celui des « pieds noirs » quittant des territoires au sein desquels ils n’étaient pas les bienvenus. Dans un même mouvement, les films Super 8 tournés par son père se mêlent aux images d’archives, faisant rejoindre le microcosme avec le macrocosme dans un flux indistinct.

    Ambitieux, le long-métrage l’est indéniablement, ce qui fait autant son intérêt que son défaut majeur. Tandis que certaines de ses comparaisons démontrent une réflexion poétique et intellectuelle poussée (le film est particulièrement juste dans sa manière de toucher aux non-dits de l’époque coloniale), d’autres s’avèrent moins probantes. Quelques images tournées dans un abattoir désaffecté, au travers desquelles Éric Caravaca tente un étrange parallèle, viennent notamment à l’esprit.

    Carré 35 se révèle bien meilleur lorsqu’il se concentre sur l’intime, et sur cette terrible absence dont on a tenté d’effacer le souvenir, mais dont l’ombre plane partout. Ce n’est pas parce qu’on ne parle pas de cette petite fille décédée trop tôt que sa trace n’est pas là, et l’émouvante démarche d’Éric Caravaca consiste autant à évoquer la mémoire de celle-ci, qu’à comprendre ce qui a pu amener ses parents à l’enlever des albums familiaux. Documentaire d’une rare émotion, Carré 35 parvient par sa sincérité à faire d’une histoire profondément personnelle un film touchant sur le passé, les mensonges et l’importance du souvenir.

    Adrien Corbeel
    Adrien Corbeel
    Journaliste du Suricate Magazine

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