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    Laurent Cantet : « Si l’on était à sa place partout, on n’aurait pas autant de choses à dire ni à penser »

    Neuf ans après Entre les murs – et après deux films tournés à l’étranger (Foxfire et Retour à Ithaque) – Laurent Cantet revient à ce qui lui avait valu une Palme d’Or en 2008 : le film d’enseignement. C’est cette fois-ci dans le cadre d’un stage d’écriture pour jeunes que le cinéaste place sa caméra. Mais il le fait de manière plus délibérément fictionnelle que dans Entre les murs, notamment en confiant le rôle de la prof/écrivain à Marina Foïs, donc confrontée à de jeunes acteurs non-professionnels. Parmi ceux-ci, Matthieu Lucci incarne le personnage d’Antoine, un adolescent en proie à une violence intérieure qui va l’amener à se démarquer du groupe et à tisser avec son professeur une relation ambigüe. Nous avons rencontré Laurent Cantet lors de son passage récent à Bruxelles pour évoquer avec lui sa méthode de travail ainsi que les différents aspects de son film, notamment la question de la transmission et celle du groupe.

    Antoine, joué par Matthieu Lucci, est un personnage qui est d’abord assimilé au groupe puis sort petit à petit de celui-ci…

    Il est quand même toujours un peu en marge du groupe. Il est un peu regardé de travers dès le début car il aime se définir par la provocation. C’est plus facile pour lui d’être dans la provocation que dans le partage.

    Comment avez-vous procédé dans le travail avec cet acteur ? Est-ce que vous l’avez dirigé de manière plus individuelle que le reste du groupe ?

    Non, il était vraiment dans le groupe. Et c’est ce que j’aime dans ce type de construction que l’on a trouvé avec Entre les murs et que mon coscénariste Robin Campillo a repris avec 120 battements par minutes, c’est l’idée de ce vivier de possibilités que l’on a au début et duquel on tire un fil pour voir vers où il nous mènera au bout du compte. Et pour ce qui est de Matthieu Lucci, les seules choses que l’on a répétées au départ sont précisément les scènes d’atelier, en groupe. On a donc fabriqué le personnage à travers ces scènes-là. Et ce qui m’intéresse, c’est que c’est grâce à ce personnage-là que le film va dériver vers autre chose. C’est lui qui, dans son besoin de fiction, dans son envie de voir ailleurs, va entrainer le film vers quelque chose de plus romanesque. Et ça, c’est quelque chose qu’il a construit de manière assez naturelle.

    Concernant la partie « atelier », on peut dire qu’il s’agit d’une certaine manière d’un film d’enseignement, même s’il n’a peut-être pas les mêmes implications ni la même portée qu’Entre les murs. Comment abordez-vous cette question de l’enseignement, et comment la mettez-vous en relation avec celle de la transmission ?

    Ce qui m’intéresse, c’est quand la transmission est à double sens. Je ne pense pas que l’on puisse transmettre quelque chose si on est dans une position de surplomb. Ce qui me plaît dans le personnage de Marina Foïs, c’est qu’elle est autant transformée par ces rencontres avec les jeunes qu’eux le sont. Je pense qu’elle sera d’ailleurs une bien meilleure écrivaine à la fin du stage qu’au début. C’est un peu le sujet du film : comment peut-on transmettre ? Et c’est aussi un regard posé par les adultes sur ce moment de la vie et cette génération-là. C’est d’ailleurs ce qui a beaucoup passionné Marina, parce qu’elle est elle-même assez choquée de la manière dont on stigmatise les jeunes, dont on les traite d’idiots parce qu’ils passent plus de temps sur un jeu vidéo que sur un bouquin, ou je ne sais quoi d’autre. On est persuadés, elle, moi et beaucoup de gens que, tant que l’on n’accordera pas de l’attention à cette nouvelle façon de regarder le monde, on n’a aucune chance de vivre ensemble un peu mieux.

    C’est un débat et une question qui traverse un peu les époques et les générations…

    Oui, et c’est aussi intéressant, car on mélange des enjeux qui sont très sociétaux et circonstanciés – comme par exemple le fait que ces jeunes gens ont encore moins de perspectives que ceux de ma génération – et des enjeux plus existentiels, que chaque génération a pu éprouver à un moment ou à un autre. Et les personnages du film sont un peu le produit de tout ça, de cette confluence.

    Dans la relation d’enseignement entre le prof et les élèves, vous faites également plus ressortir les moments de confrontation…

    Oui, car j’ai l’impression que ce sont les moments les plus formateurs. C’est dans ces moments-là que la personnalité de chacun se fabrique. C’est en s’opposant aux idées des autres que l’on peut s’assurer de celles que l’on a intimement envie de défendre. Il y avait déjà cette idée dans Entre les murs : le prof prenait le risque de cette confrontation pour faire s’exprimer des individualités. Et j’ai l’impression que c’est un peu la même question qui est abordée dans L’Atelier. Mais ce qui me plaît aussi, c’est la façon dont les choses se modifient progressivement dans les situations et les attitudes de chacun. Il y a par exemple un des stagiaires qui, au début, ne veut pas écrire et qui, à la fin, va tout de même le faire parce qu’il se sera intéressé à cette expérience du groupe et de la création. Le personnage d’Antoine va aussi passer de la provocation la plus stérile à une opposition très forte mais très formatrice pour lui. Rien n’est statique dans ces situations et c’est ce qui fait l’intérêt que je peux y porter.

    Dans Entre les murs comme dans L’Atelier, il y a aussi l’idée que le professeur est montré comme faillible. Il n’est pas porteur d’un savoir, d’une sagesse incontestable. Par exemple, dans Entre les murs, il y a un moment où le professeur agit de manière pas forcément exemplaire. Et cette idée est reprise dans L’Atelier.

    D’abord, je n’aime pas beaucoup les personnages exemplaires car je pense que l’on est rarement exemplaire ou héroïque dans la vie. On peut l’être à un moment puis, la fois suivante, faire preuve d’une lâcheté ou d’une maladresse terrible. Ce sont ces différentes composantes nous constituant qui font la richesse d’un être humain. Et quand on crée des personnages, on a forcément envie de retrouver cette richesse-là, et non de simplement sélectionner chez un personnage ce dont l’histoire à besoin pour exister.

    Dans la méthode que vous avez mise sur pied, avec deux caméras, comment appréhendez-vous le problème du champ/contrechamps ? Quelle dynamique voulez-vous y insuffler ?

    Quand j’ai commencé à travailler de cette manière, sur Entre les murs, je me suis rendu compte que ça me donnait l’impression de ne tourner que des plans-séquences. Cela impliquait quelque chose d’assez passionnant et excitant car il fallait faire en sorte que tout tienne dans un plan. C’était comme une sorte de défi, mais ça me permettait aussi de me libérer de l’aspect très formel que peut avoir le plan-séquence. Dans L’Atelier, j’ai l’impression d’être dans cette continuité-là même si c’est beaucoup plus découpé. Du fait de cette méthode, la notion de raccord n’est plus la même qu’avant. C’est vraiment la logique de la scène et son énergie qui impose de passer à tel contrechamps, de passer d’un plan à un autre. Parce que, de toute façon, c’est une continuité. Et c’est vrai que ça a beaucoup changé ma façon de penser le découpage et la densité d’une scène.

    Sur le plan pratique de la mise en place, comment cela se traduit-il ? Dans Entre les murs, il y avait une configuration de classe, avec un prof face à ses élèves et les surplombant physiquement. Tandis que dans le cas présent, le fait qu’ils soient attablés les met plutôt sur un pied d’égalité et dans une situation de face à face, donc de champs/contrechamps classiques.

    Oui, mais ce sont des champs/contrechamps dont j’ai une vision assez précise quand je commence à tourner et que je choisi la position de mes caméras. Quand on arrive le matin sur le plateau, la première chose que je fais est une mise en place avec les comédiens, en fonction d’un pré-découpage que j’ai en tête. Je leur fais jouer une première fois la scène et je rectifie certaines choses en fonction de ça. C’est vraiment les situations et les comédiens qui priment. J’essaye d’avoir un dispositif technique le plus transparent possible pour qu’ils ne soient pas encombrés par tout ça. Du coup, la mise en place de départ est très importante, pour ne pas être ensuite obligé de forcer les choses parce qu’on aurait mal commencé la scène. Je me rappelle d’une journée catastrophique sur le tournage de L’Emploi du temps, juste parce que je n’avais pas commencé la scène sous le bon axe. C’est quelque chose que j’arrive maintenant à éviter en étant d’abord dans la scène, avant de me demander comment je vais la filmer.

    Vous faites toujours un parallèle entre l’individu et le groupe, entre l’individu et la société, mais ce qui en ressort, c’est souvent une solitude…

    Le groupe m’intéresse pour ça. C’est quelque chose dont on a besoin mais qui nécessite d’y négocier sa place. C’est dans cette négociation-là que se jouent les relations les plus fortes : comment va-t-on séduire ? Comment va-t-on trouver un terrain d’entente avec les autres ? Comment vont se jouer les rapports de domination et de pouvoir dans un groupe ? Forcément, ça ne peut pas être que satisfaisant. Cela ne peut qu’impliquer des renoncements. Et c’est dans cet entre-deux-là que réside l’intérêt du groupe. Si l’on était à sa place partout où on va, on n’aurait peut-être pas autant de chose à dire et à penser.

    Et quand on voit le personnage seul, on pense de manière indirecte au groupe, car sa solitude renvoie à son absence au sein de celui-ci. Dans L’Emploi du temps aussi, on voyait le personnage seul mais cela renvoyait à ce qu’il avait perdu : sa place dans une entreprise. Vous parlez d’une question qui a rapport au groupe, à la société, en partant d’un personnage seul, en errance.

    D’ailleurs, dans L’Atelier, le moment où les autres le prennent en compte comme membre du groupe, c’est à la fin, quand il leur dit adieu. D’un seul coup, ils prennent la mesure du personnage qu’ils ont rejeté jusque-là et ce que leur lit Antoine les renvoie à leur propre histoire. L’émotion qu’affichent les personnages est d’ailleurs celle des acteurs quand on a joué la scène. Ce texte les a vraiment touchés. Et à ce moment-là, Antoine revient dans le groupe, pour mieux en repartir juste après.

    Propos recueillis par Thibaut Grégoire lors d’un entretien mené à Bruxelles, le 24 octobre 2017

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