Pour son premier long métrage, le britannique William Oldroyd adapte dans l’Angleterre du XVIIIe un roman russe lui-même vaguement inspiré du Macbeth de Shakespeare. Nous l’avons rencontré lors de son passage à Bruxelles, pour évoquer avec lui des questions esthétiques et de morale, ainsi que son adoration pour Michael Haneke.
Comment avez-vous procédé pour l’adaptation, sachant que le roman dont le film est adapté (Lady Macbeth du district de Mtsensk de Nikolaï Leskov) est lui-même influencé par Shakespeare mais qu’il situe son action en Russie, et que vous avez choisi de le retransposer en Angleterre ?
Le livre est russe et fait référence à Lady Macbeth, mais en réalité il n’y a que le titre qui vient de Shakespeare. Le reste est assez différent, même s’il y a des similitudes. Leskov pensait qu’une femme ne pouvait agir comme le faisait son héroïne que si elle était comme Lady Macbeth. Donc c’était plus un clin d’œil qu’une réelle influence murie, je pense. Quant à moi, je connaissais l’opéra de Chostakovitch qui a été tiré du roman, mais je n’étais pas familier avec le roman en lui-même. Et quand la coscénariste Alice Birch me l’a apporté, je me suis dit que c’était une base fantastique, qui s’accordait parfaitement à ce que j’avais envie de faire au cinéma. Et je me suis assez vite dit que l’on pouvait adapter cette histoire en Angleterre de manière assez simple, la ramener à une culture et une époque que je connais bien.
Comment avez-vous choisi l’actrice Florence Pugh pour incarner Katherine et comment avez-vous travaillé avec elle, sur l’évolution de son personnage ?
J’avais vu Florence dans le film The Falling de Carol Morley, qu’elle a tourné alors qu’elle avait 17 ans et dans lequel elle n’apparaissait que durant une demi-heure. Elle m’avait marquée dans ce film et au moment du casting pour Lady Macbeth, elle s’est imposée assez vite. En plus, elle avait donc 19 ans quand on a tourné et nous nous sommes dit que le fait que l’actrice passe par le même type d’expérience que le personnage, dans ce passage à l’âge adulte, allait servir le film. Elle avait aussi cet esprit rebelle que nous voulions pour le personnage de Katherine. Nous avons répété pendant dix jours avant le tournage, durant lesquels j’ai beaucoup travaillé avec elle pour qu’elle soit en phase avec cet esprit-là, avec l’attitude et la manière de penser de son personnage. Une fois que ce travail avait été fait aux répétitions, je l’ai laissée assez libre sur le tournage, car je savais qu’elle avait compris le personnage et qu’on était sur la même longueur d’onde. Je lui ai fait totalement confiance.
Avez-vous tourné les scènes de manière chronologique ? Car il y a une impression qui transparaît de la vision du film que l’actrice gagne en charisme et en assurance, tout comme son personnage, au fur et à mesure du film…
Oui, comme nous n’avions qu’un seul lieu de tournage, nous pouvions nous permettre de tourner dans l’ordre chronologique des scènes. On s’est dit que c’était une configuration idéale pour les acteurs, et particulièrement pour Florence. La Katherine que l’on voit à la fin du film est différente de celle du début car elle a été changée par les événements du récit, mais la Florence que l’on voit à la fin est également différente car elle a été transformée par quatre semaines assez éprouvantes de tournage. On en voit littéralement les effets physiques à l’écran.
Quelles étaient vos influences visuelles pour ce film ? Quels cinéastes vous inspirent ?
Personnellement, mon cinéaste préféré est Michael Haneke. Ces films sont une grande source d’inspiration pour moi. J’ai travaillé avec Ari Wegner, la directrice de la photographie, pour trouver un rendu qui se rapproche de son travail, ou du moins qui soit fidèle à cette référence. On a essayé de capter une atmosphère similaire, sans non plus le copier.
Il y a une opposition visuelle qui transparaît entre l’étendue des plaines campagnardes et l’intérieur de la maison, qui est également grande mais qui recèle une certaine froideur visuelle. Comment avec vous travaillé ce contraste ?
Je voulais créer un intérieur qui ne soit pas aéré, qui donne cette impression de suffocation. Cela transparaît également sur le plan sonore. Il n’y a pas de bruits parasites, tout semble très calme. Par contre, dans les scènes d’extérieur, le son inclue les bruits d’ambiance, le vent qui souffle, etc. Cela donne une impression de vie qu’il n’y a pas dans les scènes d’intérieur. Mais l’extérieur est aussi un endroit sauvage, donc comme Katherine ne se sent pas à sa place à l’intérieur et que l’extérieur est hostile, il n’y a pour elle aucun refuge. Elle est danger où qu’elle aille.
Comment avez-vous procédé pour insuffler de la modernité dans cet ensemble classique ?
En général, quand vous vous trouvez devant un matériau comme celui-ci et que vous voulez y apporter de la modernité, il y a un choix très évident et un peu facile qui s’offre à vous, à savoir d’incorporer de la musique moderne, ou de faire porter des vêtements actuels aux personnages, ou encore de les faire parler avec un langage d’aujourd’hui. J’ai préféré ne pas passer par ces artifices-là. En fait, la modernité du film vient uniquement de la manière dont se conduit Katherine. Elle n’est pas censée se comporter de cette manière-là dans cette période-là. Donc, c’est en quelque sorte la modernité du personnage qui confère sa modernité au film. Sinon, je pense que le travail du monteur, Nick Emerson, y est aussi pour beaucoup dans l’aspect moderne que peut avoir le film.
Avez-vous voulu faire en sorte que les spectateurs éprouvent de l’empathie pour le personnage de Katherine, malgré les actes parfois répréhensibles qu’elle commet ? Et pensez-vous que cette empathie est quelque chose de nécessaire, ou bien peut-on envisager un film qui observerait un personnage évoluer, sans la moindre espèce de jugement moral ?
Je pense que le public se prend au jeu, qu’il veut qu’elle réussisse ce qu’elle entreprend, qu’elle aille au bout de son projet. Et là où le film défie le spectateur, c’est qu’il faut que celui-ci dépasse une barrière morale car, effectivement, elle commet des actes qui sont moralement répréhensible. Mais le film fait en sorte que le spectateur comprenne pourquoi elle est contrainte d’agir de la sorte, d’aller aussi loin. Il me semble qu’il est justement intéressant de tout mettre en œuvre pour que l’empathie se crée entre le spectateur et le personnage, puis de mettre à mal cette empathie en montrant ce personnage, auquel le spectateur s’est lié, agir d’une manière qu’il ne va pas forcément cautionner, et voir si le lien tient tout de même ou pas.
Au fur et à mesure que l’on avance dans le film, on s’attend à ce que la fin soit totalement amorale. Mais elle ne l’est pas complètement car le personnage masculin (Sebastian, incarné par Cosmo Jarvis), qui est d’abord en accord avec Katherine dans les actes qu’elle commet, se ravise et éprouve des remords…
Oui. Dans le livre, les regrets de Sebastian et sa réaction morale viennent de sa foi chrétienne. Dans le film, j’ai plus ou moins gommé cet aspect pour faire en sorte que ce sursaut moral soit plutôt le fait de la nature humaine. La mort d’un innocent, d’un enfant, est quelque chose qu’il ne peut pas supporter. Mais il est allé trop loin et ne peut pas faire marche arrière, donc c’est sa culpabilité qui le ramène à cette humanité et à une position plus morale. Il va vouloir avouer son crime et dénoncer Katherine parce qu’il veut être libéré de cette culpabilité. Donc, d’une certaine manière, sa moralité a tout de même des limites, et il s’agit plus d’un acte égoïste que guidé par la morale.
Pensez-vous que vos personnages gardent une certaine marge de liberté ou bien sont-ils complètement oppressés par le milieu où ils évoluent, et par ce que le film leur fait subir ?
Je pense qu’ils sont totalement enfermés dans leur condition. Leur marge de liberté est pratiquement inexistante. Mais le film permet à un des personnages, en l’occurrence Katherine, de s’en sortir d’une certaine manière, d’aller jusqu’au bout de ses projets, aussi douteux soient-ils. Le but est qu’elle y arrive et qu’elle se batte pour y arriver. Mais cela implique quelque chose de très individuel. C’est l’individu qui s’en sort, parfois au détriment des autres.
La sexualité, dans le film, est montrée comme quelque chose de brutal et de dangereux. Il y a bien sûr l’ombre du christianisme et du puritanisme de l’époque qui plane au-dessus, mais il y a aussi l’idée que le sexe en lui-même est une menace…
Nous avions l’impression que le comportement de Katherine ne serait pas différent si elle vivait au XXIe siècle. Et c’est ce qui en fait la particularité car normalement, dans son époque, elle devrait se comporter différemment, particulièrement par rapport à la sexualité. Nous pensions donc que l’acte sexuel devait avoir quelque chose de hors-normes, voire de violent. Il fallait qu’il y ait une dimension énergique dans ces scènes, que ça sorte presque du cadre du sexe et que ce soit comme un exutoire pour le(s) personnages(s). Parce que la relation entre Katherine et Sebastian, en elle-même, ne dépasse pas le cadre du sexe, elle n’est que charnelle. Mais le sexe en tant que tel a une dimension autre, apporte une vitalité dont ils sont privés dans le cadre de vie qu’ils ont. C’est pour ça que je voulais que les scènes soient presque en temps réel, qu’elles apportent cette impression de longueur, et je pense que le résultat est assez honnête et en accord avec ce que nous avions en tête.
La violence et la cruauté dans le film, en dehors de ces scènes de sexe assez brutales que vous décrivez, ne sont pas ostentatoires. Quand Katherine tue, cela ne se fait pas dans la démonstration physique – la première fois, c’est un empoisonnement, et la seconde, c’est un étouffement mais qui doit se faire dans le calme car elle ne doit pas se faire repérer. Les plans larges appuient aussi cette idée de violence sous-jacente. Était-ce une manière de souligner le fait que la violence et la cruauté se trouvent plutôt larvés dans les rapports humains ?
Oui, mais j’ai l’impression que Katherine emmagasine la violence du contexte, de sa situation de femme mariée de force et pratiquement emprisonnée dans cette maison. On lui fait subir quelque chose de violent, et les hommes ont un comportement violent, même si celui-ci ne s’exprime pas toujours de manière explicite. Donc elle reproduit le même schéma, mais à sa manière. Elle digère cette violence et en produit une nouvelle. Et sur le plan de la mise en scène, c’est effectivement un parti pris formel que nous avons adopté, d’apporter cette distance qui finalement renforce peut-être encore plus cette violence larvée dont vous parlez.