À l’occasion de la sortie de La mécanique de l’ombre, nous sommes partis à la rencontre de son réalisateur, Thomas Kruithof.
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Vous avez réalisé un court-métrage en 2013, Rétention, mais La mécanique de l’ombre est votre premier long-métrage. Comment avez-vous vécu la transition ?
La différence entre les deux, c’est que j’ai eu la tête un peu plus froide avec La mécanique de l’ombre. C’est tellement un travail sur long terme…35 jours de tournage, c’est beaucoup. Tu as un peu l’impression de jouer ta vie tous les jours, mais je pense avoir été plus calme et plus serein qu’avec Rétention. Les deux films avaient des sujets qui me touchaient, mais avec La mécanique de l’ombre, je savais mieux prendre l’émotion, sans qu’elle prenne toute la place. J’étais forcé de garder la tête froide par rapport au récit, car je savais qu’il fallait qu’il soit très près, très concis, très sec.
Est-ce que tu avais une certaine appréhension à l’idée de travailler avec ces pointures du cinéma ?
Je n’avais pas une appréhension, plutôt une certaine excitation. J’avais envie de bien faire les choses, j’avais envie que ça se passe bien. On s’est vu beaucoup en amont avec les acteurs, surtout avec François [Cluzet]. J’ai organisé des rencontres avec lui et les autres acteurs, et on a un peu travaillé les différents duos, juste en travaillant le texte ensemble. Et puis surtout en apprenant à se connaître. Je savais qu’entre les partenaires, ça allait bien se passer. J’ai essayé de créer une ambiance de travail pour qu’on soit un peu libéré, où tout le monde peut s’exprimer, où on avance, qu’il y ait une confiance qui s’installe. Tu peux avoir un peu d’appréhension avec ces gens-là, mais ce ne sont pas des divas. Je considère tout le monde avec beaucoup de respect, il y avait une ambiance très studieuse.
Est-ce que vous vous retrouvez dans votre protagoniste ?
Je me retrouve en lui. Je n’ai pas la même situation que lui, mais je me retrouve dans sa problématique, je ne le juge pas. Et en même temps, je ne le considère pas non plus comme une victime. Il a une capacité à se soumettre… mais je pense que ce rapport à l’autorité est un peu un des moteurs du film. On a souvent ce réflexe d’obéir, avant de questionner les ordres qui nous sont donnés. Malheureusement, notre premier réflexe lorsqu’on nous impose des consignes, c’est de les respecter, avant peut-être parfois de les questionner, voire de les refuser.
Le film prend pour toile de fond de fictives élections présidentielles françaises, ce qui va probablement créer des parallèles dans l’esprit de certains spectateurs avec l’actualité. Était-ce votre intention ?
Quand on écrit un scénario, on ne sait pas quand on va arriver à le tourner. Je n’avais pas calculé que ça tomberait l’année de l’élection présidentielle ! Mais c’est peut-être une chance pour que le film soit compris. On est dans une période extrêmement tendue en coulisses, où les coups bas pleuvent. C’est sûr que La mécanique a une certaine actualité, parce que le film va sortir quasiment à quelques mois des élections, comme dans la situation du film. Mais je n’ai pas cherché à le rendre datable précisément, il n’y a pas vraiment de repères. On sait qu’on est de nos jours, mais le film s’inspire de certaines affaires secrètes françaises qui ont plusieurs décennies.
Comment vous êtes-vous documenté sur les coulisses du pouvoir ?
Ce genre de sujet m’intéresse depuis toujours. J’ai toujours lu beaucoup de choses sur l’espionnage, les services secrets, les ressorts de la politique, etc.. Ca m’a toujours beaucoup intéressé en temps que citoyen, mais aussi en temps que spectateur au cinéma et en temps que lecteur. Après avoir écrit le scénario, je suis allé voir quelques spécialistes, à qui je l’ai fait relire pour avoir une forme de validation. Je n’ai pas cherché le réalisme documentaire dans le moindre détail, mais je voulais être juste dans les portraits que je faisais.
Rétention et La mécanique de l’ombre ont tous les deux trait à la politique. Y êtes-vous particulièrement attaché ?
Je me suis rendu compte un peu tardivement des points communs que mes deux films avaient entre eux. Mon court-métrage avait un traité plus réaliste que mon long, mais surtout je crois que le point commun entre les deux, c’est un individu contre le système. Un individu qui se bat contre une machine, qui est plus lourde, qui est un peu déshumanisée, et qui va compter sur le protagoniste, mais qui sera aussi considérée comme une quantité négligeable. Et ça, ça me touche beaucoup.
Et le cinéma de genre ?
On pourrait dire que mon court-métrage était un film social. Là, on a fait un thriller d’espionnage. Je ne compte pas sur les genres, je fais juste un film sur une histoire qui m’intéresse. Mais après, c’est vrai que la dynamique de suspense, c’est quelque chose qui, je crois, fait partie de mon écriture, même si j’aime plein d’autres genres de films, les mélodrames, les comédies…
Bien que le film prenne place à Paris, un certain nombre de scènes intérieures ou extérieures ont été tournées à Bruxelles. Est-ce que ça a été difficile de représenter la capitale française en utilisant une autre ville ?
J’ai trouvé ça assez enrichissant parce que ça renouvelait mon oeil. Je connais très bien Paris et je pense que j’aurais probablement fait des choses un peu plus évidentes dans mes choix de décors si j’y étais resté, alors que de tourner à Bruxelles, ça me permettait aussi de raconter un monde un tout petit peu décalé. Dans La mécanique de l’ombre, on passe dans un monde qu’on ne peut pas complètement dater, pas concrètement situer, et pas complètement rassurant. La richesse architecturale de Bruxelles participe à l’univers du film.
Votre court-métrage avait comme personnage principal une femme, tandis que La mécanique de l’ombre est un film au casting presque exclusivement masculin. Était-ce intentionnel ?
Ce n’est pas vraiment un choix. Pour mon court-métrage, j’aurais pu prendre un homme pour le personnage principal, mais je trouvais que le combat était plus beau si c’était une femme. En plus, la majorité des personnes qui occupaient ce travail-là, c’était quand même des femmes, à 60-70%. Dans le monde de La mécanique de l’ombre, je ne peux pas complètement précéder la réalité, qui est qu’aujourd’hui, la parité dans la politique française n’existe pas. Dans les services secrets, moins de 20% des effectifs sont des femmes, ça reste un monde essentiellement masculin. J’espère que ça va changer, mais dans mon film, ça me paraissait plus logique, plus naturel que ce soit des hommes. Et ça m’intéressait aussi d’avoir trois hommes différents qui impliquent un rapport de force et de manipulation sur le personnage de François Cluzet.
Certaines séquences auraient pu être ennuyeuses si le montage très elliptique ne venait pas les dynamiser – je pense notamment aux scènes où le personnage de François Cluzet tape à la machine. Est-ce quelque chose qui se retrouve déjà dans la phase d’écriture du film ou cela vient-il en post-production ?
On savait en faisant le film qu’investir le spectateur dans ces scènes allait être un enjeu. En les écrivant, on a essayé que chacune d’entre elles là raconte quelque chose de nouveau. En les filmant, on a essayé de mettre en place un système, puis de le faire glisser progressivement, en variant les axes. C’est quelque chose que tu prévois quand tu le filmes, et au montage il faut faire aboutir tout ça. Le montage était aussi important parce que c’est un film où il y a une progression psychologique qui va par gradation.
Votre film possède a parfois une très belle esthétique, des visuels un peu hors-norme. Pourriez-vous nous en parler ?
On savait que la caméra serait assez fixe. On filme souvent par l’embrasure d’une porte, on n’arrête pas de passer dans des couloirs. On a toute cette architecture, toutes ces lignes. On voulait que ce soit graphique, on voulait qu’il y ait de l’air, qu’il y ait du vide et que tout ça soit de plus en plus vide à mesure qu’il [le protagoniste] approche des secrets. On a aussi construit une évolution dans la lumière qui va progressivement vers un film noir, vers la nuit, vers des scènes plus contrastées, vers des ombres qui coupent, ou des contre-plongées. Dans le son, c’est pareil. On part d’un contenu assez réaliste et après au fur et à mesure on va vers quelque chose de plus en plus film noir, de plus en plus mental, dans la subjectivité…
(il s’interrompt, et me désigne du doigt le haut-parleur qui se trouve au-dessus de nous)
La musique d’Ascenseur pour l’échafaud ! Au moment où je parle de film noir !
Propos recueillis par Adrien Corbeel