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    Luc et Jean-Pierre Dardenne nous parlent de La Fille inconnue

    Dans La Fille inconnue, les frères Dardenne suivent une nouvelle fois un personnage dans une quête morale, en l’occurrence redonner un nom et une sépulture à une jeune fille assassinée. En faisant de leur personnage principal une jeune femme médecin, ils interrogent également la fonction symbolique et sociale de ce métier et favorisent une structure en « visites », proche de celle de leur précédent film.

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    Qu’est-ce qui vous intéressait dans la figure du médecin ?

    Luc Dardenne : C’est quelque chose qui nous intéressait depuis déjà quelque temps et c’est pour ça que, dans Le Gamin au vélo, le personnage de Cécile de France se trouve dans un cabinet médical lorsque le petit garçon se jette dans ses bras. Le médecin, c’est un peu celui qui, par principe, par vocation et par profession, va soulager la souffrance de l’autre et éloigner la mort. On s’est donc dit que si quelqu’un dont c’est le métier d’aider autrui ne répond pas à l’appel d’une personne qui a frappé à sa porte, cela augmenterait encore sa culpabilité à partir du moment où il arrive quelque chose à la personne en question. Et donc, cela nous permettait d’avoir un personnage qui parte en ayant sur la conscience une faute professionnelle et morale. Puis, nous nous sommes dit qu’elle allait pouvoir faire son enquête avec les moyens de la médecine. Elle n’est d’ailleurs pas là pour trouver le coupable. Ça, c’est le problème de la police. Ce qu’elle veut, elle, c’est retrouver le nom de la jeune fille inconnue. C’est la seule chose qu’elle peut encore faire pour lui redonner vie, le médecin étant la personne qui protège la vie avant tout et qui combat la mort. Et dans sa quête de l’identité de la jeune fille, le hasard fait que les coupables viennent se dénoncer.

    Il y a aussi un parallèle entre le rôle de médecin et le rôle de policier qui s’établit naturellement. Pour établir des diagnostics, le médecin mène des enquêtes.

    Luc Dardenne : Oui, mais vous avez remarqué que, dans le film, elle ne mène jamais d’interrogatoires. Elle ne se comporte pas du tout comme un policier. Par sa jeunesse et sa naïveté, elle recherche la vie. Elle veut que la jeune fille disparue reste parmi nous. Et elle ne s’impose pas aux gens dans son enquête et ne les accuse de rien. Nous avons voulu qu’elle transforme les gens et que la vérité arrive, par sa seule présence.

    Jean-Pierre Dardenne : En fait, elle mène une enquête sans la mener, un peu malgré elle. C’est une forme d’enquête parce qu’elle cherche à connaître le nom de la jeune fille. Mais elle ne s’intéresse pas au meurtre en lui-même. Par son écoute, elle libère la parole chez les autres. Au-delà de l’enquête, on s’intéresse à cette jeune femme médecin, à comment ce qu’elle n’a pas fait la transforme et comment sa culpabilité la met en marche.

    Luc Dardenne : Car, au départ, il n’y a qu’elle qui veut parler de cette jeune fille qui est morte. Et, petit à petit, elle va contaminer les autres, elle va les pousser à vouloir que la vérité éclate.

    Car le médecin est aussi, avec le prêtre, une personne qui obtient une confession, à qui on dit la vérité…

    Luc Dardenne : Oui, et il est aussi tenu au secret. Cela reste encore ça car on va voir le médecin, non seulement pour soigner ses blessures physiques mais aussi pour parler, pour sortir de la solitude. Le médecin soigne aussi l’esprit des gens. C’est effectivement un personnage auquel on vient dire les choses.

    Il y a aussi l’idée, dans le film, que les maladies sont des symptômes de problématiques sociales. Il y a un homme qui est diabétique et qui ne peut pas se rendre au CPAS car il a des lésions aux pieds, ou encore ce travailleur illégal qui a été blessé par une machine et ne peut pas se rendre à l’hôpital…

    Jean-Pierre Dardenne : Dans la mesure où on l’a mise dans un cabinet médical dans lequel ces personnes-là viennent se faire soigner, c’est aussi une manière de témoigner de l’état d’une partie de la société. C’est aussi pour nous l’occasion de montrer que le personnage opère un choix moral. Une brillante carrière s’ouvre à elle mais elle choisit, à un moment critique, de suivre un autre chemin en reprenant à son compte ce cabinet dans lequel viennent se faire soigner des personnes de classes modestes. Tout simplement parce qu’elle pense que si elle reste là, elle va pouvoir retrouver le nom de la jeune fille et que partir serait l’abandonner une seconde fois. Et puis, la fille inconnue est aussi une étrangère, une sans-papier.

    On retrouve dans ce film le même type de structure que dans le précédent (Deux jours, une nuit), le fait qu’un personnage visite les gens, les rencontre un par un pour discuter avec eux et atteindre un but précis. Est-ce un système d’écriture que vous avez mis en place et que vous voulez continuer à développer ?

    Luc Dardenne : Non, c’est un peu un hasard que deux films qui se suivent prennent cette forme-là, mais le suivant sera très différent. Mais ce qui différencie les deux personnages l’un de l’autre, c’est que contrairement à Sandra (Marion Cotillard) dans Deux jours, une nuit, c’est le métier de Jenny (Adèle Haenel, dans La Fille inconnue) de visiter les gens, pour aller les soigner. Le film est donc construit sur ces visites, qui vont d’ailleurs dans les deux sens puisque les gens viennent également la voir. Au départ, c’est plutôt elle qui visite mais, après, ça se renverse. Comme si elle avait fait en sorte que ces gens viennent se confesser, avouer.

    On retrouve toujours, dans vos films, des personnages, qui sont mus par une quête ultime, par un enjeu très précis, et qui ne dévient jamais de ce but qu’ils se sont fixés. Adèle Haenel était un peu l’actrice idéale pour incarner ce genre de rôle, car elle à un passif de personnages similaires…

    Luc Dardenne : Mais contrairement à d’autres rôles qu’elle a pu jouer, elle est beaucoup moins physique chez nous, elle est plus en retenue.

    Jean-Pierre Dardenne : Elle est plus innocente et passive, et c’est justement la faculté d’éponge, d’emmagasinement, qu’elle a qui va lui faire atteindre son but, parce que les gens vont venir lui parler. C’est quelqu’un de tenace et de déterminé mais qui a aussi beaucoup de patience et qui sait écouter. C’est un personnage qui est à l’écoute et qui donne de l’espace aux autres pour parler. Et il nous semblait que la jeunesse d’Adèle Haenel et la naïveté que porte cette jeunesse pouvait permettre ça. Si le personnage avait été plus âgé, l’histoire aurait été différente, je pense.

    Luc Dardenne : C’est parce qu’elle a cette naïveté qu’elle a foi dans le fait que les gens vont lui parler. Si elle avait une conception plus dure de la nature humaine, elle essaierait de les provoquer, de leur rentrer dedans pour les faire parler, hors sa démarche est à l’opposé. C’est parce qu’elle est jeune qu’elle peut penser que les gens parleront d’eux-mêmes. Et d’ailleurs c’est aussi pour montrer ça que l’on a créé le personnage du stagiaire qui, lui, n’a rien à confesser en rapport avec la fille inconnue mais a besoin de parler de quelque chose de plus intime. Elle parvient également de le libérer d’un traumatisme, sans forcer, sans utiliser de procédé particulier.

    Le fait que Jenny n’ait vu la jeune fille inconnue qu’à travers un écran, celui d’une caméra de surveillance, crée une proximité directe entre elle et le spectateur, une sorte d’interactivité…

    Jean-Pierre Dardenne : C’est vrai que cela met le spectateur au même niveau de connaissance que Jenny. Mais ce que l’on a voulu faire avec ça, c’est de montrer que la fille a vraiment disparu et qu’elle est vraiment inconnue. Tout ce qui reste d’elle, c’est cette image.

    Luc Dardenne : Et c’est une image forte car c’est celle de quelqu’un qui appelle à l’aide, donc c’est image ne peut que poursuivre Jenny. D’ailleurs, on a fait en sorte que, dans les scènes où elle montre cette image à ses interlocuteurs, au moment de remettre son portable en poche, elle jette toujours un petit regard à la photo avant de l’éteindre. Il y a un rapport fort entre elle et cette image fantomatique – floue et en noir et blanc – qui la hante. L’image reste dans sa tête, de telle manière que la fille continue à vivre dans sa tête.

    Jean-Pierre Dardenne : Et nous avons essayé d’arriver à ce que la même chose se produise pour les spectateurs, qu’elle reste dans leur tête à travers cette image forte.

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