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    Homme sans but d’Arne Lygre à l’Océan Nord

    Mise en scène: Coline Struyf du Collectif Mariedl avec Selma Alaoui, Nicolas Buysse, Fabien Dehasseler, Philippe Grand’Henry, Amandine Laval et Aline Mahaux

    Du 23 février au 5 mars à 20h30 au Théâtre Océan Nord (reprise)

    L’écho est frappant entre Homme sans but et le titre d’une autre pièce de Arne Lygre écrite quelques années plus tard, en 2009 : Je disparais. Car c’est bien la disparition que touche Homme sans but, ou plutôt les multiples disparitions, sans qu’on ne sache jamais vraiment qui s’efface, qui demeure, qui est qui, dans ce jeu de rôles qui gardera sa part d’indétermination.

    Peter, au début, est pourtant bien loin de s’étioler. On a plutôt l’impression qu’il élargit peu à peu son empreinte, qu’il se gonfle de projets et d’ambitions, prenant la forme d’un rêve que sa fortune lui permet de s’acheter : là, dans ce fjord encore sauvage où son bateau s’est amarré, il construira une ville. Avec des magasins, des maisons, des gens. Vingt ans, trente ans plus tard, les gens sont venus, la ville a grandi, la fête d’anniversaire de sa création bat son plein, Peter a réussi. Mais il ne lui reste que peu de temps. Autour de lui, son frère et assistant dévoué, son ex-femme, et la fille inconnue qu’il vient de retrouver, l’accompagnent dans ses derniers moments. Mais tous ces proches, tantôt dévoués, tantôt irrités par l’ego démesuré de Peter, qui semblent exister seulement dans la fonction qu’ils remplissent auprès de lui, lui survivront-ils ?

    Pièce troublante, Homme sans but se joue à la frontière de l’illusion et de la réalité, là où nous composons les fictions structurantes et les attachements qui nous permettent d’habiter nos identités, de nous tenir debout, et, comme Peter, d’agir et de bâtir. En dire plus conduirait à dévoiler le secret de la pièce et de la zone fragile, inconfortable, ambigüe, où se situent le cœur d’Homme sans but, son originalité et sa finesse.

    La mise en scène de Coline Struyf rend magnifiquement hommage au texte d’Arne Lygre, dont la force tient dans l’économie des mots et leur impact direct, loin de tout lyrisme. A son image, Coline Struyf va à l’essentiel : ce style sec et cette histoire qui tient de la fable et de la métaphore, elle les enveloppe d’une froideur bleutée et d’une sophistication parfaitement maîtrisée, d’une épure subtile qui équilibre à merveille les zones d’ombre et les touches de clarté.

    Si l’artifice du jeu et la froideur apparente peuvent d’abord déconcerter, on se rend compte peu à peu que cette distanciation sert précisément la réflexion sur la précarité des identités, la confusion entre réalité et fiction – qui est aussi une pensée du théâtre et du jeu d’acteur. Homme sans but peut frustrer : on a la tentation de vouloir en apprendre davantage, on voudrait mieux comprendre, tout savoir. Mais la beauté particulière de la touche de Coline Struyf réside justement dans sa manière de s’en tenir à ce fil très ténu qui conduit la pièce, au bord de la dissolution de liens à peine esquissés. Elle accompagne ce frêle équilibre entre l’émergence, celle de personnages qui cherchent peu à peu leurs corps, et l’évanouissement. La musique (dont les extraits bouleversants du groupe canadien A Silver Mt. Zion, au début et aux derniers instants de la pièce), les enchaînements, la lumière surtout, donnent à la pièce une fluidité mélancolique, presque douce, alors même que tout est au bord de la rupture.

    Homme sans but finit sur la vision d’une brume envahissante, évoquant le brouillard glacé du fjord, celui qui s’est répandu depuis les rêves de Peter jusqu’à ceux, disjoints par sa mort, de ses proches. L’image est d’une splendeur telle qu’on pourrait regarder longtemps ces vapeurs cotonneuses flotter vers nous, désarticuler les formes qu’on donne à nos vies, dissiper lentement ce que nous sommes. Elle condense toute la beauté du regard posé par Arne Lygre et Coline Struyg sur nos existences humaines.

    Emilie Garcia Guillen
    Emilie Garcia Guillen
    Journaliste du Suricate Magazine

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