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    J’habitais une petite maison sans grâce, j’aimais le boudin au Varia

    D’après Spoutnik de Jean-Marie Piemme, adaptation de Virginie Thirion et Philippe Jeusette, avec Philippe Jeusette, Eric Ronsse, Claire Bodson, crédit photo Alice Piemme

    Du 16 février au 5 mars 2016 à 20h15 au Varia

    L’usine est un pays : l’enfance du dramaturge Jean-Marie Piemme, figure du théâtre belge francophone, est toute entière habitée par la géographie du bassin sidérurgique liégeois, ses cheminées, sa poussière noire, sa fumée. Mais le monde qu’il raconte dans Spoutnik, son récit autobiographique adapté ici par Virginie Thirion, est avant tout la terre familiale, chaude, aimée : celle de ses parents, à qui il rend un hommage tendre en mettant en scène quelques souvenirs de sa jeunesse et de la leur.

    Virginie Thirion et Philippe Jeusette ont voulu éviter les divers écueils qui guettent a narration des souvenirs d’un fils d’ouvrier : le misérabilisme, la leçon de morale, la nostalgie enchantée d’un monde perdu. Ils ont avant tout souhaité mettre en lumière les émotions qui surgissent du contact avec le passé. Philippe Jeusette, en double de Piemme, tisse ses souvenirs – plus ou moins fantasmés – en circulant dans le décor intimiste de son enfance, évoqué à travers la table d’une cuisine, un papier peint, une photographie. Mais l’empreinte la plus forte est sans nul doute celle laissée par ses parents même, présences lointaines qui traversent le spectacle et nourrissent le récit du fils : Virginie Thirion ramène sur scène les expressions et la voix de la mère, tandis que le musicien Eric Ronsse fait ponctuellement exister la figure du père.

    Rien de mélancolique, ou si peu, dans les histoires de Piemme : il décrit avec verve l’univers gueulard, brutal et généreux du Seraing des années cinquante, dans un style coloré qui témoigne tout à la fois d’un goût prononcé pour les subtils délices de la langue et d’un penchant naturel pour le prosaïsme et la réalité crue, qu’illustre à merveille le titre de la pièce. Le jeu de Philippe Jeusette est à l’image de cette écriture : charnu, vif et coloré. Du jour de sa naissance sous les bombardements à la visite du pavillon soviétique à l’expo de 58, les épisodes de la petite enfance au début de la vie adulte sont assez drôles et plutôt émouvants. Les plans de bataille du père, lors des premiers examens du fils à l’université, prêt à tout pour qu’il réussisse et échappe à l’usine ; la mère arrachée à la campagne sans être devenue tout à fait citadine : tous ces petits bouts de vie qui disent à eux seuls la complexité des rapports de classe intrafamiliaux sont, c’est certain, touchants. Il en faudrait peu pour qu’ils nous bouleversent. Pourtant, malgré toute la sincérité et la générosité du propos et la force de conviction de Jeusette, quelque chose ne fonctionne pas tout à fait.

    Peut-être parce que cette évocation du passé et des milieux populaires prend trop la forme d’une histoire bien pleine, parfaite pour le théâtre : les personnages sont hauts en couleur, les femmes ouvrières dignes, les hommes durs et pudiques. Pour rendre ce relief, Philippe Jeusette propose un jeu appuyé et vigoureux. Bref : on est au théâtre. Et les anecdotes relatées ressemblent rapidement à des souvenirs de théâtre : les bagarres de cours de récré, les rencontres avec Saint-Nicolas, les emballements adolescents pour le cinéma américain deviennent des archétypes de souvenirs de jeunesse et d’années cinquante. En somme, on a l’impression que les intuitions et les intentions les plus intéressantes de Jean-Marie Piemme et de Valérie Thirion – la relation confuse au passé, le rapport ambigu aux racines, le sentiment de l’écart par rapport aux siens – s’effacent derrière des passages proches du Petit Nicolas, et c’est dommage. Peut-être le décor des années cinquante est-il devenu si pittoresque qu’il nous est difficile de le traverser pour voir ce qui, au-delà des signes charmants d’une époque disparue, peut encore nous atteindre au présent. Peut-être, et c’est plus triste, est-ce l’enfance elle-même qui s’use, se désingularise, se banalise et s’aplatit dès qu’elle devient une histoire aux formes nettes, quittant la vie des ruines et des miettes où elle se love, quelque part au fond de nous.

    Emilie Garcia Guillen
    Emilie Garcia Guillen
    Journaliste du Suricate Magazine

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