Vous êtes présent au BIFFF pour deux événements : d’un côté un film, et de l’autre, une deuxième affiche dessinée pour le festival. Pouvez-vous nous parler de cette affiche et de vos sources d’inspirations ?
J’ai fait la première affiche du BIFFF, il y a 30 ans (1983). A l’époque, il n’y avait pas de moyens, le rouge était le minimum et il fallait faire avec pas beaucoup. Il y avait aussi peu d’expérience. Depuis, il y a eu vraiment de très belles affiches, ce qui rendait les choses intimidantes. Intimidant de concevoir une affiche pour un festival que vous connaissez mieux avec le temps, où des liens de complicités se sont créés.
J’ai pensé assez rapidement à cette idée de souffle comme un rayon de projection, d’un rayon lumineux ou encore d’un appareil de projection cinématographique. Je fais aussi le parallèle entre le rayon de projection et le souffle d’un cinéaste, le souffle d’un homme. Cette image s’est imposée comme si ce corps, ce visage dans le ciel de Bruxelles, inhalait ce souffle venant du Bozar.
Vous aviez déjà la garantie que le festival se déroulerait au Bozar quand vous avez commencé à travailler sur l’affiche ?
Oui, et c’est justement ce qui m’a intéressé, car j’adore ce bâtiment. C’est un bâtiment de Victor Horta, qu’on a parfois un peu dénigré pour son style Art Nouveau, un style plus classique, mais que je trouve remar- quable. Quand on a la chance de déambuler dans son architecture, on comprend toute l’intelligence et toutes les qualités de cet architecte.
Qu’est-ce qui vous a poussé à faire le don de vos planches originales aux différents centres de la bande-dessinée ou à la fondation Roi Baudouin ? Je n’ai pas souvenir que d’autres dessinateurs aient fait la même chose.
L’inquiétude, sans doute, de voir que ce qui est à l’origine d’une BD (du papier, en ce qui me concerne) être vendu dans des galeries, des ventes publiques ou simplement par mes enfants pour payer les droits de succession. Ces planches originales risquaient alors, à long terme de disparaître. (si ça intéresse encore quelqu’un à l’avenir). Au moins, si quelqu’un a envie de faire des livres, qu’il puisse les faire les plus beaux qu’ils soient car il aura le matériel d’origine. Et je suis convaincu que l’on fera des plus beaux livres encore qu’aujourd’hui et que l’on aura des moyens d’entrer dans l’image, des moyens de voyager, d’entrer dans le dessins, le détail du dessin et ça, seul les planches originales peuvent le donner.
Cela a surpris beaucoup de monde comme décision.
J’ai mis du temps pour me décider, car ce n’est pas une décision facile. Il y a des moments où l’on passe financièrement par des périodes complexes, et c’est, en quelque sorte, une façon de vous dessaisir de quelque chose qui a compté pour vous.
Revenons-en au BIFFF. Question rituelle : quel est votre film d’horreur préféré et quel est votre film d’amour préféré ?
Que cette question est difficile ! Alors, je vais peut-être faire mon intéressant et mon cinéphile, mais je pense que mes films d’horreur préférés sont les films de Murnau. Je trouve que le noir et blanc, que j’adore, donne une expression très limitée et qu’avec très peu, il crée beaucoup. Mais je peux parler aussi des films de Fritz Lang (M le maudit) qui, pour moi, ont créé une inquiétude, une angoisse très forte.
Pour passer à l’autre question, je trouve qu’une des plus belles scènes d’amour dont j’ai le souvenir, c’est dans Blade Runner quand Harrison Ford embrasse cette femme dont il sait qu’elle est peut-être un robot. Et le trouble que nous avons en tant que spectateur, de savoir que cette femme de très grande beauté n’est peut-être pas humaine, change complètement cette scène et lui donne une toute autre dimension.
Mais il est vrai que je ne suis pas très film d’amour au sens classique du terme. Je n’ai donc pas une très grande expérience cinématographique sur ce sujet.
Parlons maintenant du film Mars et Avril. Vous avez travaillé avec Martin Villeneuve pour son tout premier film. En quoi votre travail consistait-il sur ce film et comment la collaboration s’est-elle passée avec lui ? Comment vous êtes-vous rencontrés ?
On s’est rencontrés tout simplement parce qu’un jour, il m’a envoyé ses deux livres et que j’ai vu qu’il avait déjà le désir de concrétiser son rêve. Je lui ai dit souvent que c’est un rêve d’adolescent ce film. Il a les rêves d’un jeune garçon qui est à la découverte du corps de la femme. Il y a des choses très poétiques, dans le sens de ce qui émeut un jeune garçon, un jeune adulte. Il reste de cela dans son film qu’il a commencé à écrire à 18 ans. Son projet, il l’a d’abord concrétisé sous forme de livre et ça m’a touché. Je trouvais alors qu’il y a avait une sorte d’obstination que moi j’adore. J’aime quand quelqu’un est obstiné, d’une façon obsessionnelle, attaché à son projet et qu’il n’en démord pas. Et j’ai vu cela jusqu’au bout car il a défendu son projet comme un malade pendant 8 ans, il a même hypothéqué sa maison. Après, que ce soit le film le plus décrié, le plus critiqué, cela m’est égal car je suis prêt à suivre quelqu’un qui me montre ça.
Et vous, que lui avez-vous apporté concrètement ?
J’ai l’impression d’avoir été surtout un parrain. C’est à dire quelqu’un qui était toujours derrière lui pour lui dire:« Je suis ave ctoi ! Et si tu as besoin de moi et de mes capacités d’auteur, qui ne sont pas celles d’un producteur, je serai toujours là. » Je l’ai donc surtout soutenu.
Vous n’avez pas fait sa scénographie ?
J’ai plutôt dialogué avec lui. J’étais à son service et j’étais présent s’il me demandait : « Tu peux imaginer ça ? » Et ensuite c’était remalaxé par les contraintes d’une production comme celle-la, c’est-à-dire très peu de moyens.
L’Orient-Express qui fait le tour du monde ressemble fort à la Douce ?
Bien sûr ! Martin Villeneuve a pris aussi parfois des choses dans mes livres. Il y a des éléments qui viennent de La Fièvre d’Urbicande. Il m’a demandé si ça ne me dérangeait pas et je lui ai dit de se servir, si ça pouvait l’aider. Dans ce projet, vous avez envie, surtout, d’être utile, de servir le film.
Vous avez travaillé avec Jaco Van Dormael ou avec Chris Weitz ?
Avec Chris Weitz, c’était une petite collaboration, car en fait, je devais travailler avec le précédent réalisateur. Ensuite ils ont viré ce réalisateur et le producteur. J’avais fait tout un travail de conception et Chris Weitz a récupéré des petits morceaux.
Confirmez-vous que le projet Aquarica avec Benoît Sokal serait réalisé par Martin Villeneuve ?
Tout à fait. On était là ce matin et hier a travaillé à trois. C’est vraiment notre projet à Benoît et à moi. Cela fait 10 ans que l’on est sur ce projet d’Aquarica et on était heureux de le donner à Martin pour qu’il puisse l’interpréter et se le ré-approprier avec un regarde neuf, un point de vue qui va un peu nous bousculer. Et d’ailleurs les séances de travail que l’on a eues étaient vraiment très riches !
Pouvez-vous nous en dire plus sur ce projet ? Ce que l’on va voir ?
C’est un monde fantastique, qui mélangera acteurs et images de synthèse. C’est un projet beaucoup plus ambitieux, en terme de moyens et en terme d’ambitions artistiques. C’est un projet assez complexe. Je crois que c’est assez juste que l’on travaille avec lui pour des tas de raisons, mais surtout parce qu’il a une réelle proximité avec l’image. Maintenant, vous décrire le projet en lui-même m’embête un petit peu. C’est vraiment un monde qui recoupe celui de Benoît et le mien. Je vous dirai que c’est un monde surprenant.
Avec Benoît on est amis depuis très longtemps et on se connaît très bien et on aime raconter des histoires et, en fait, c’était très amusant de faire cette histoire ensemble. Ça fait tellement d’années qu’on la tricote. C’est encore un projet de très longue durée. Je pense que je suis condamné à ça.
Vous avez touché à tout, des fresques, des musées, des films, de la BD, des stations de métro, etc. Y a-t- il encore une spécialité qui vous attire ?
Je ne compte pas élargir à l’excès. Je trouve que j’en fait déjà un peu trop. J’aimerais parfois être plus concentré. J’ai une nouvelle histoire en cours. Ça fait 40 ans que je fais de la BD, j’ai commencé très jeune, à 16 ans et j’ai envie effectivement de ne pas m’épuiser. Donc, il faut que je me recharge. Travailler avec Martin, travailler sur le TrainWorld et sur des tas de projets qui me sortent et qui m’obligent à m’enrichir, à gratter, à explorer de nouveaux espaces, ça profite un petit peu aux récits que je fais. Je crois que l’on ne peut pas tout le temps être derrière une table de dessin et juste tirer le fil de votre imaginaire ; à un moment donné il va s’épuiser. Il faut le remplir. Et le remplir, comme je travaille beaucoup, c’est vivre en travaillant. C’est vivre des choses qui vous lient à des projets et faire en sorte que ceux-ci soient passionnants.
Concernant le BIFFF, vous partez après ou vous restez avec nous profiter de l’ambiance ? Est-ce que l’ambiance vous plaît ?
Oui j’adore. J’ai toujours adoré et cette équipe me plaît énormément. Vous savez quand on a connu des gens très jeune, les voir garder leur rêve, leur passion, c’est un énorme plaisir. Ils sont aussi fous, ils sont aussi bordéliques et c’est formidable de les retrouver fidèles à eux-mêmes.
A part l’histoire en cours et le film avec Martin Villeneuve et Benoît Sokal, de quels projets pouvez-vous nous parler ?
Oh oui, je ne sais par quel bout commencer. Le Train World est un projet qui me tient très fort à cœur, qui ouvrira vraisemblablement fin 2014. Il me tient à cœur parce que j’en suis vraiment le scénariste, scénographe et c’est un domaine qui touche à tellement de dimensions. Il n’y a pas que le ferroviaire, on touche aussi à l’urbain, à la société, à l’industrie, à tout ce qui construit le monde actuel. Le train a véritablement transformé notre monde. C’est passionnant d’entrer dans là-dedans, de rencontrer tous ces fous furieux, ces cheminots qui ne pensent qu’à ça. Quand on voit des gens perdus au fin fond d’un dépôt en Belgique, qui dépensent toute leur énergie, leurs moyens à astiquer des locomotives dans des hangars énormes et dont c’est le rêve, le Graal, je trouve cela extrêmement attachant.
Est-ce qu’il y a un projet BD qui risque de sortir bientôt ?
Oui oui, je travaille sur une nouvelle histoire. J’ai déjà fait treize planches, et tout à l’heure, j’attaque la quatorzième. Ce sera une sorte de science-fiction avec Benoît Peeters. Donc, on se bouscule un peu. C’est encore un travail de collaboration. J’ai fait un livre seul avec La Douce, et peut-être que j’en referais, mais collaborer m’aide à bouger. Je suis obsédé par l’idée de l’entonnoir créatif. L’autre vous bouscule, vous pousse dans vos derniers retranchements. On est dans une société qui aime, malgré tout, que vous répétiez ce que vous savez faire et il faut faire tout le contraire, il faut tout le temps s’aventurer vers les choses qui vous mettent en danger.
D’autres cinéastes ont déjà fait appel à vous ?
Oui, j’ai fait un film de science- fiction, un moyen-métrage grec. Plus fou, je ne connais pas comme projet. Je trouve qu’il a de la gueule. C’est un film vraiment curieux. Un film très intéressant à faire. Il sont venus vers moi un jour et je leur ai trouvé un concept, une façon d’utiliser une dimension conceptuelle, pour aider leur histoire. Ça a tellement marché, qu’ils l’ont pris.
J’ai aussi travaillé avec un très bon créateur de Los Angeles que je n’ai rencontré que par Skype. On travaille dans le cinéma comme ça, parfois, au bout du monde. Il y a des gens extrêmement talentueux qui font, avec des bouts de ficelle, des miracles. On invente de nouvelles collaborations et c’est très excitant. Je crois énormément à cette nouvelle façon de penser où l’on se construit des collaborations très imprévisibles, pas du tout dans les configurations que l’on aurait pu s’imaginer il y a quelques années. Il y a un nouveau cinéma qui est en train de s’inventer, de nouvelles façons de penser l’image. Un nouveau cinéma où l’on part à l’aventure. C’est très jubilatoire.
© Photo : Anastasia Vervueren