Des hommes, des femmes, des bureaux ouverts avec comme seule intimité des cloisons amovibles… Une caméra. Dans les bureaux de l’ONEM de Charleroi, Charlotte Grégoire et Anne Schiltz, anthropologues de formation, filment avec sobriété l’intimité de ces individus venus faire contrôler leur recherche d’emploi. Rencontre avec deux cinéastes qui préfèrent laisser l’interprétation à leurs spectateurs plutôt qu’imposer leur point de vue.
Comment passe-t-on d’anthropologue à cinéaste ?
C. G : Quand j’ai terminé mon cursus d’anthropologie, j’avais très envie de faire du cinéma sans pouvoir toutefois reprendre des études. En cherchant à combiner mes deux passions, j’ai trouvé un cours d’anthropologie visuelle qui s’apparente à la réalisation documentaire. Grâce à cela, j’ai appris à maîtriser le vocabulaire du cinéma sans pour autant aller dans une école spécialisée.
A. S : C’était plutôt par hasard, car initialement je n’avais pas comme objectif de réaliser des films. Je terminais à l’époque une thèse sur la Roumanie. Charlotte avait envie de réaliser des films et une chose en entrainant une autre nous avons commencé à travailler ensemble !
Pourquoi travailler ensemble ?
C.G : On avait plein d’envies mais comme on ne sortait pas d’une école de cinéma, ce n’était pas évident de se lancer. C’est un peu par hasard que nous est venue l’idée de travailler ensemble. C’est aussi rassurant, car tourner un film est un long chemin.
A.S : « Bureau de chômage » est notre troisième projet commun. Il s’agit d’une belle collaboration.
Il y a peu de femmes réalisatrices. Et ici vous êtes deux !
A.S : Nous avons toutes les deux des enfants, une vie de famille, à peu près le même statut, les mêmes contraintes…
C.G : On sait qu’on peut compter l’une sur l’autre et ça, c’est important !
D’où est venue l’idée d’un documentaire sur un bureau de chômage ?
C.G : Nous avons toutes les deux le statut d’artiste pour pouvoir réaliser des films. Qui dit statut d’artiste dit contrôle à l’ONEM, car nous ne sommes pas sous contrat. Nous nous sommes posées quelques questions sur le fonctionnement du système. Dans notre cas, devoir prouver que nous cherchons du travail a quelque chose de particulièrement incohérent… puisque nous travaillons ! C’est une humiliation. Nous avons étendu notre réflexion à l’ensemble des chômeurs qui subissent ces contrôles régulièrement. Aujourd’hui, les allocations sont devenues un mérite : si on cherche correctement du travail, on mérite ses allocations. On fait porter la responsabilité aux chômeurs.
Etait-ce compliqué de filmer les bureaux de l’ONEM ?
A.S: Ce fut un long processus, nous n’avons pas pu entrer comme ça ! Nous avons eu plusieurs rencontres, passé de nombreuses semaines dans différents bureaux de chômage en Wallonie. Nous étions en contact régulier avec le département communication de l’administration centrale de l’ONEM. Nous avons ensuite choisi le bureau qui nous convenait pour réaliser le film que l’on souhaitait obtenir.
Nous étions libres au niveau du montage, mais par contre nous avons dû montrer le film. Ils l’ont bien accueilli. Ils ont adhéré à notre projet, car nous voulions dévoiler les rouages du système avec un regard empathique et humain. Il s’agissait de mettre en face à face les principales personnes impliquées dans ce processus : les agents de l’ONEM d’une part, symboles de cette procédure formatée et standardisée, et les chômeurs d’autre part.
Justement, il y a beaucoup de transparence dans votre reportage.
A.S : Tout à fait ! Nous voulions que le spectateur puisse tracer son propre chemin en étant plongé dans ses entretiens. C’est pourquoi nous n’avons pas mis de voix off. Nous voulions éviter de diriger le spectateur et de créer une distance.
Il y avait beaucoup de jeunes dans votre film. Quel est leur avenir dans ce monde l’emploi ?
C.G: Nous ne sommes pas expertes dans le domaine de l’emploi. Néanmoins, j’ai constaté que l’on poussait les gens à trouver du travail à tout prix. Peu importe si cela correspond à leurs études ou leurs envies. Je ne pense pas que le problème touche uniquement les jeunes, tout le monde est confronté à cela. La difficulté de trouver du travail est la même passé 40 ans. Il faut trouver du travail, mais il n’y en a pas assez et c’est ça qui est grotesque dans ces contrôles. À quoi bon forcer des centaines de personnes à postuler au même endroit alors qu’il n’y a qu’un poste ?
A.G : Statistiquement parlant, les jeunes galèrent à trouver un emploi. On a vraiment l’impression d’être dans une machine absurde. Les formations, bien qu’importantes, s’apparentent plus à de l’occupationnel qu’à quelque chose de concret. La société a fort changé et si l’on veut un emploi, il faut avoir des diplômes. Certains ne peuvent même pas suivre de formations qui pourraient les aiguiller vers l’emploi parce qu’ils n’obtiennent pas assez de points aux différents tests ! Il y a un réel problème.
Le chômage est-il banalisé ou dérangeant dans notre société ?
C.G : C’est un sujet particulièrement dérangeant ! En discutant avec de nombreuses personnes, j’ai été frappée par le dérangement que provoque le fait de toucher des allocations « ad vitam eternam ». Pour beaucoup, les gens au chômage se la coulent douce. C’est un raisonnement très fermé et réduit à peu de choses. Il y a d’énormes préjugés sur les chômeurs.
A.S : …ce qui est assez surprenant vu le nombre de personnes touchées par le chômage ! Il y a sûrement des gens qui profitent, mais dans tous ces chômeurs, nombreux sont ceux qui souhaitent travailler ! Même pour les chômeurs, le fait de ne pas travailler suscite des tabous.