À l’occasion de sa venue à Bruxelles en compagnie de Robert Guédiguian pour la présentation du dernier film de celui-ci, nous avons rencontré Ariane Ascaride le temps d’un entretien passionnant sur sa conception du métier d’actrice et sur l’importance de la transmission.
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Comment est-ce qu’on aborde le lien entre l’Histoire avec un grand H et la fiction, quand on se lance dans un projet comme celui-ci ? Quelle est la responsabilité de l’acteur par rapport à cela ?
On n’y pense pas. Quand je dis d’accord pour un scénario c’est que je suis en accord avec ce qui y est dit et ce dont il parle. À partir de là, je ne me pose plus la question parce que, en tant qu’actrice, je ne peux pas me mettre en retrait par rapport au sujet et adopter une position distanciée. À partir du moment où je suis dans le personnage, je ne peux plus en sortir. Pour simplifier, je deviens idiote. En tout cas, je ne suis plus dans la pensée. Je suis dans le « faire » et dans l’émotion. Je ne peux donc pas me demander, quand j’arrive sur le tournage, comment je vais faire passer la grande Histoire dans la petite histoire à partir des émotions de mon personnage. Les acteurs qui vous diront qu’ils pensent à ça quand ils jouent vous mentiront. Quand on est sur le plateau, on n’est que ressenti. On se sert de l’état dans lequel on est, de l’ambiance qu’il y a sur le plateau, de ce qui est écrit dans le scénario et du rapport qu’on a avec ses partenaires.
À partir du moment où vous vous engagez pour un scénario, vous vous en remettez donc totalement à la vision du metteur en scène ?
Non, je propose. Quand je dis que je deviens idiote, c’est une façon de parler. Je ne suis pas du tout une actrice qui attend la pensée du metteur en scène. Je pense que les acteurs sont des auteurs, qui doivent faire des propositions pour que leur personnage existe. Ces propositions, soit le metteur en scène les récuse, soit il les accepte, mais ça se passe en tout cas dans l’échange et dans le partage. Ça, c’est fondamental. Je pense qu’un bon acteur est quelqu’un qui prend des risques mais qui n’est pas dans un comportement intellectuel. On est dans un comportement « proposant » par rapport au personnage qu’on va faire naître. Mon travail à moi, c’est l’incarnation de quelque chose qui, à la base, n’est que de l’écrit sur du papier.
Vous dites que l’acteur est aussi un auteur. Est-ce que dans le cas de la collaboration sur la longueur avec Robert Guédiguian, vous vous considérez en partie comme auteur de son œuvre ?
En tout cas, pas sur l’écriture des scénarios. Je me comporte avec Robert comme avec tous les autres réalisateurs. Mon plaisir, c’est de faire naître un personnage à partir de ce qui est écrit. Ça me plairait beaucoup moins d’interpréter un personnage pour lequel je serais intervenue dans l’écriture. Par contre, à l’intérieur du scénario et du dialogue, c’est à moi de m’approprier l’écriture et de la faire devenir évidente afin que le spectateur ne puisse pas se demander qui d’autre aurait pu jouer ce personnage. C’est en cela que l’acteur est auteur.
Votre personnage dans le film a un rôle de révélateur pour les autres personnages…
Oui, c’est un personnage qui fait le lien, qui est un passeur. Elle permet les rencontres. Elle est elle-même fille avant d’être mère. Elle est récipiendaire de toute la douleur de sa mère, qu’elle transmet à ses enfants. Elle va après être un soutien pour son fils mais va plonger dans une culpabilité énorme parce que celui-ci va aller plus loin que ce qu’elle voulait. Tout ce qu’elle fait est instinctif. Gilles lui dit à la fin qu’elle avait tout prévu depuis le début, mais c’est vrai sans être vrai. C’est au fur et à mesure de l’action qu’elle en vient à cette fonction de révélateur.
C’est aussi un personnage presque mythique, voir biblique. C’est la Mère Courage. Vous avez pensé à ce côté surhumain du personnage ?
En fait, il y a beaucoup de surhumaines. Il y a beaucoup de mères qui se révèlent dans des situations précises, comme il y a des hommes qui se révèlent et qui deviennent des héros. Le personnage est écrit pour être une sorte de mère universelle qui est un rappel à la tragédie grecque. Il y a effectivement quelque chose qui a avoir avec Mère Courage. Mais c’est assez récurrent dans le cinéma de Robert : ce sont des gens qui ont des vies simples, tranquilles, et qui, à cause d’un événement extérieur qui les bouleverse avec une grande violence, vont se révéler.
Qu’est-ce qui fait que la mère devienne le personnage central du film, alors que cela pourrait être un face à face très masculin entre la victime et son bourreau ?
Je n’en sais rien. C’est sûrement lié au montage mais aussi parce que Guédiguian a toujours eu un rapport très fort aux personnages féminins, qui sont toujours actants et décisionnels dans ses films. Ici, les deux personnages masculins sont deux jeunes gens qui sortent de l’enfance. Il y a donc peut-être encore besoin, avant l’intervention de la femme, de l’intervention de la mère, pour créer un lien. Et il se trouve que c’est une mère très troublée, perturbée. Au début du film, elle est dans la répétition de la tradition familiale arménienne mais, à un moment donné, tout bascule. Par exemple, ce n’est pas simple du tout pour elle de prendre le train jusqu’à Paris pour aller voir un jeune homme – la victime de son fils – sur un lit d’hôpital. C’est un effort inimaginable. Cette scène-là raconte a quel point cette femme est submergée par une sorte de tsunami affectif qui va faire que rien ne sera plus jamais pareil.
Dans le film, les femmes semblent justement porter une certaine sagesse, à l’image de la grand-mère qui est détentrice de la mémoire liée à l’Arménie et à la tradition…
Ça, c’est la réalité du monde ! Certaines femmes n’en sont pas encore complètement conscientes mais on est effectivement là pour transmettre la mémoire. On est là pour la reproduction ! C’est tout simple, ça commence là. Et à partir du moment où une femme accepte de devenir mère, elle accepte de porter la mémoire et de la transmettre. Les hommes le font aussi, bien entendu, mais d’une autre manière.
Ce rôle-ci comme celui du professeur que vous interprétiez dans Les Héritiers de Marie-Castille Mention-Schaar ont beaucoup à voir avec cette idée de transmission. Ce sont des rôles qui vous intéressent particulièrement ?
Au jour d’aujourd’hui, cela me semble indispensable de transmettre. Nous sommes dans la perte de la mémoire, et vivre sans passé empêche d’avoir un avenir. Et on vit une époque dans laquelle le passé doit constamment être effacé. Il me semble absolument fondamental, si l’on veut pouvoir continuer à vivre ensemble, de savoir quelle est l’histoire de l’un ou de l’autre. Je suis comme ça dans la vie et c’est probablement ça qui donne envie à des réalisateurs de me proposer des rôles qui abordent cette problématique. Je n’en suis pas du tout un, mais j’admire énormément les professeurs car j’ai beaucoup appris du fait de se retrouver devant une classe et d’accepter de ne pas être pareil. Il faut accepter de ne pas être dans le même temps, raconter le temps dans lequel on est et écouter le temps dans lequel sont les jeunes gens en face de vous pour essayer de trouver le point de rencontre. Et c’est à ce moment-là qu’il se passe des choses absolument géniales. Mais dans la société actuelle, on n’est presque que dans de l’affrontement entre les générations, et ça m’inquiète beaucoup.
Pensez-vous qu’un acteur peut-être un modèle pour effectuer cette transmission entre les générations ?
J’ai moi-même des acteurs que je prends come modèles – Jouvet, Gabin, Eastwood,… – mais ce n’est pas quelque chose qu’eux-mêmes ont décidé. Cela se fait dans le choix des personnages, dans ce que vous avez envie de défendre. Il faut se poser la question de savoir pourquoi on devient acteur. Certains deviennent acteurs parce qu’ils ont besoin de la reconnaissance de l’autre pour exister, sans avoir vraiment l’envie de transmettre et en étant uniquement dans un plaisir individuel. Et puis, il y a des gens qui font ce métier parce qu’ils ont envie de raconter des histoires aux autres, parce qu’ils pensent que raconter ces histoires peut apporter quelque chose aux autres, et que même si une seule personne comprend l’histoire qu’ils sont en train de raconter, c’est déjà bien. Il y a donc des gens qui sont dans le sacré par rapport au fait d’être acteur, et d’autres pas du tout.
Propos recueillis par Thibaut Grégoire