Texte et mise en scène de Olivier Py avec Pedro Casablanc
Du 6 au 10 octobre à 20h00 au Théâtre National
« On va sur scène pour se perdre, pour mourir et renaître », expliquait Olivier Py, directeur du festival d’Avignon, lors d’un entretien accordé l’an dernier à Témoignage Chrétien. Pour ce catholique engagé à gauche, le théâtre tient à la fois de l’aventure spirituelle et du combat politique. On retrouve ce double ancrage dans Hacia la alegria, adapté du premier chapitre de son roman Excelsior : un architecture renommé, rongé par une crise existentielle, parcourt de nuit la ville endormie à la poursuite du sens de la vie. Si le cheminement est bel et bien mystique, la traversée nocturne est l’occasion d’une observation désenchantée de la ville contemporaine, symptôme d’un monde ultralibéral aseptisé, obsédé par la consommation et la jouissance éphémère, où la matière, le corps, l’émotion et la complexité sont gommés. Des quartiers riches aux bas-fonds, des jardins publics aux décharges, l’architecte d’Olivier Py (Pedro Casablanc), menacé par la mort, cherche à retrouver la vitalité primitive de l’homme libre et la joie physique qui naît de l’obéissance à la vie dans tous ses mouvements. Ces retrouvailles avec les sources de la créativité ne peuvent naître, chez Py, que d’une résistance à la vacuité et aux vanités offertes par le monde capitaliste.
Hélas, ce qui devrait être une expérience vibrante et une invitation éclatante à la pensée libre devient le long spectacle, sinistre et froid, d’un homme qui articule sur un ton unanimement tonitruant et rageur une dissertation convenue, au lyrisme beaucoup trop ampoulé pour toucher, malgré des fulgurances. Olivier Py a beau en appeler à chaque instant au corps et au sensible, Pedro Casablanc a beau déborder d’énergie en débitant sa plainte et transpirer d’épuisement sur le tapis roulant qui traverse la scène, il n’en reste pas moins que cette urgence à vivre désincarnée ne suscite aucun frisson. Selon Brigitte Salino, du Monde, la mise en scène du Roi Lear, monté par Olivier Py et montré cet été à Avignon, était « paresseuse » : c’est aussi le cas ici. L’ensemble est sombre, mécanique et glauque, mais l’espace ne devient jamais une fange où pousserait l’amorce de la joie : la purification par le plongeon dans le ventre grouillant et putride de la vie est aussi froid que du marbre.
Du côté du verbe, l’’agitation et la grandiloquence ne font pas, hélas, la flamboyance : on a l’impression d’être face à la copie maladroite d’un bon élève brulant de la soif de vivre, illuminé par Bataille et Pasolini et désireux lui aussi de toucher le monde, mais incapable d’envoyer valser sa plume précieuse et ses pages immaculées. Peut-être parce que pour être vivante, la communication de l’angoisse, du vide et de la grâce nécessite aussi des ruptures, des trous, du temps et des abandons, plutôt qu’un long texte irritant assénant des certitudes, dont on croirait qu’il s’écoute lui-même au moment de s’écrire. Et, malheureusement, les certitudes, malgré le style Py, très littéraire, parfois brillant, souvent assommant, ne sont parfois pas loin des platitudes : au fur et à mesure qu’il déambule dans la ville, l’architecte livre de manière très artificielle des considérations sur la violence de classe, sur le dieu-argent et la désolation de la consommation, sur le pouvoir de l’art, sur l’urbanisme réglé par le tout-technologique, sur la démocratisation culturelle… Il parle beaucoup et, si on ne peut souvent qu’être d’accord avec sa lucidité critique, derrière l’emphase, c’est globalement le déjà-vu, voire le cliché, qui l’emportent. On sent surtout poindre dans le monologue une amertume et une hostilité au monde particulièrement gênante, pour un metteur en scène qui n’a de cesse de lier le théâtre à l’humanisme et à la générosité : car le monde, ce sont aussi nos semblables, et à aucun moment ici il n’est question d’eux, de la relation qui nous lie aux autres. C’est comme si la ville n’était faite que d’objets morts, comme si elle n’était vue par personne, comme si le regard de tous ceux qui, aussi, vivent la ville, était nié, l’auteur les assignant dans une position surplombante à leur posture d’aliénés.
Nul doute que l’idéal de partage et de communauté souvent exprimé par Olivier Py est sincère, mais il ne rejaillit pas sur scène. Là, le vrai courage aurait peut-être été de prendre le temps : celui d’ouvrir la voie à d’autres regards possibles sur la ville, plutôt que de nous conforter dans le dégoût, celui de prendre le risque de la vie réelle qui, avec ses obstacles, ses imprévus, ses détours, déjoue toujours les certitudes et les cheminements tout tracés, celui de ne pas fuir l’enfer. On pense aux mots magnifiques d’Italo Calvino, pourtant tout aussi lucide sur « l’enfer des vivants », au sujet duquel il écrivait dans Les Villes invisibles : « il y a deux façons de ne pas en souffrir. La première réussit aisément à la plupart : accepter l’enfer, en devenir une part au point de ne plus le voir. La seconde est risquée et elle demande une attention, un apprentissage, continuels : chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui faire de la place. »