Rencontre avec Antoine Cuypers, le réalisateur aux commandes de Préjudice.
Comment est née l’idée de Préjudice ?
J’avais envie de parler de la famille, de ce qui constitue une famille et des rapports entre les gens qui peuvent y exister. J’avais aussi très envie de parler de la normalité : à partir de quand on n’est plus normal pour quelqu’un, à partir de quand on devient le marginal d’un autre. Ces deux sujets-là ont trouvé leur point de connexion avec ce scénario. Avec mon co-scénariste, on s’est basé sur la construction stricte de la tragédie grecque : les cinq actes, l’unité de temps, de lieu. Evidemment, ça devait se solder par la mort d’un des personnages et d’écriture en écriture on a plus viré vers le drame, mais ça a commencé comme ça.
Il y a dans le film un parti pris très singulier qui consiste à ne jamais être dans l’explicatif : on ne nomme jamais le trouble de Cédric, on n’explique pas l’éventuel traumatisme qu’il a pu subir. Le film se concentre sur le malaise d’une situation, sur l’inconfort et l’étrangeté procure. Pourvez-vous développer ce point de vue et la manière dont il a été construit ?
J’avais envie de parler de la différence, du sentiment de marginalité, de la normalité mais je n’avais pas envie de l’illustrer par une maladie connue, psychiatrique ou physique, parce que ça allait réduire à néant l’entreprise, qui était de parler du sentiment d’exclusion qu’on peut ressentir dans la famille. Si j’avais nommé la maladie, cela devenait un film sur cette maladie. On a donc toujours essayé de botter en touche et de créer un personnage sur lequel on ne puisse pas mettre d’étiquette, vis-à-vis duquel on est toujours dans une situation inconfortable.
Comment le personnage de Cédric, ambigu complexe, est-il né ? Comment avez-vous fait pour le rendre cohérent ? A-t-il d’abord été conceptualisé, avez-vous eu besoin de vous documenter sur les troubles psychiatriques, par exemple ?
On s’est assez peu documenté, on n’a pas voulu faire d’étude ou rencontrer de psychologue. Cédric est vraiment un personnage de fiction qui se construit avec l’intrigue. Vu qu’il y a cinq actes dans la tragédie grecque, on a développé le personnage en scindant la vie d’un homme en cinq étapes : la naissance, l’enfance et l’adolescence, l’âge adulte, la vieillesse, la mort. A chaque âge on lui faisait passer une étape et agir en fonction de ça, sans que ce soit dit ou montré.
Cédric est inclassable…Quelles consignes, s’il y en a au, avez-vous données à Thomas Blanchard ? Vous lui avez simplement qu’il était question d’un être en dehors de la norme ?
Je lui ai dit : « ne joue jamais le fait de ne pas être normal. Tout ce que tu dis, dis-le avec la plus grande sincérité. » Quand Cédric parle de l’Autriche, quand il hurle à table, il est sincère. C’est dans le regard des autres, dans la manière dont le scénario est construit qu’il ne colle pas. Mais si on avait mis des fous autour de lui, il passerait pour quelqu’un de normal… C’est dans le rapport de forces qu’il est toujours mis en difficulté.
Il est plus « en dehors » qu’anormal…
C’est ça.
Le film est très maîtrisé froid, léché, très formel, et le personnage de Thomas lui apporte quelque chose de très fragile, de très vibrant. Il y a un contraste très fort entre l’humanité, la chaleur, qui est du côté de la marge, du bizarre et du marginal et cette froideur qui émane de la normalité, de la famille, de la maison… Le film dit finalement plutôt quelque chose de terrifiant sur la normalité.
Oui. Et celui qui n’a rien va peut-être faire preuve de plus de vie et de volonté que ceux qui ont tout et restent sur leurs acquis, ne voulant surtout pas être ébranlés par un événement extérieur… même s’il se trouve qu’ici cet élément extérieur est inscrit dans leur normalité. Je suis content qu’on relève cette pulsion de vie qu’il y a dans le personnage. Je suis touché par les causes perdues, les types qui ne lâchent pas l’affaire et qui continuent, les obsessionnels, qui ont grande détermination, un rêve … J’avais parfois l’impression qu’on luttait pour la même cause, lui avec son voyage, moi avec mon envie de faire ce film : on doit convaincre, être sûr, ne pas lâcher. C’est en ça que le personnage me touche, mais c’est quelque chose dont je n’étais pas conscient quand j’écrivais.
Notre empathie va plutôt vers Cédric. Les frères et sœurs si normaux, si parfaits, sont glaçants…
Je n’ai pas forcément cette lecture. Chacun regarde le film avec son propre background, ses propres espoirs, ses codes à soi, et prend parti en fonction de ses valeurs. Ce qui m’intéresse, c’est de ne pas donner de réponse ; le mystère, c’est le rapport de forces. Certains détestent le personnage du père et disent que c’est le plus vicieux de tous ; d’autres ont envie de le prendre dans leurs bras et de lui dire que ça va aller.
Et vous, où vous situez-vous par rapport à tous ces personnages ?
Moi, je trouve le père ambigu. La sœur, on sent qu’elle en a bavé, qu’elle a construit cette personnalité-là, qu’on lui reproche aujourd’hui, en réaction à une situation douloureuse. C’était important qu’on accède aux autres personnages et aux difficultés qu’ils rencontrent. La mère, la sœur, le père, me touchent par moments. Syrielle, la belle-sœur, on voit qu’elle fait des efforts, avant d’abdiquer complètement.
Le style du film est très marqué, l’esthétique très maîtrisée.
Il y a une forme de précision, de rigidité même, dans la mise en scène. Je n’ai pas filmé sur le vif, j’ai fait très peu de caméra à l’épaule ; j’ai essayé de faire quelque chose d’aussi réfléchi que possible. Mais je ne dis pas que c’est ma façon de filmer, qui s’appliquerait à tous mes films ; c’est ma façon de raconter cette histoire-là. J’adapte la mise en scène en fonction du récit et je voulais avant tout qu’elle serve les personnages et leurs conflits, même s’il est possible qu’elle prenne parfois le dessus.
Pouvez-vous citer quelques sources d’inspiration esthétique ?
Pour Préjudice, j’aimais bien rester sur une caméra assez fixe. Je suis gêné de le dire, parce que je me compare pas à lui, mais je pense par exemple à Paul Thomas Anderson, pour ces caméras un peu flottantes qu’on retrouve dans Boogie Nights, ces longs travelings dans There will be blood, qui est pour moi un film très intense et très important. Il y a aussi dans Préjudice ce côté un peu millimétré, symétrique, de l’école allemande de photographie : le fait de montrer les choses de manière très frontale, sans bouger, au centre de la pièce, peut apparaître comme un exercice de style, mais ce que je voulais en réalité, c’était éviter de donner au spectateur, par l’image, ce qu’il doit penser. Il y a de nombreuses références, notamment un clin d’œil à Shining un peu ostentatoire, quand je filme l’enfant dans les escaliers et les couloirs. Si on se dit que Cédric a traversé ce que l’enfant traverse, cette perspective était intéressante : voir un enfant de la taille du petit Cédric dans cette maison-là.
L’aspect formel est donc très important.
Je ne souhaitais pas faire un film trop épuré ou trop conceptuel mais plutôt un film généreux, qui tienne en haleine, avec du spectacle. Je voulais donner de la nourriture au spectateur : de la nourriture narrative, avec des rebondissements suffisamment bien dosés, et de la nourriture formelle, qui soit une invitation plaisante au regard. J’avais envie de captiver les gens, de leur donner envie de se positionner, de se questionner, de comprendre.
La recherche esthétique était très présente dans mon court-métrage, A new old story. Le corps, les images, l’emportaient sur la thématique, qui était une romance un peu âpre. Ici, j’ai eu plutôt l’impression d’être dans la retenue au niveau de la forme, même si je me suis donné la possibilité de faire des choses plus affirmées à certains moments du récit.
La forme impose un filtre entre la situation et nous. Ce n’est pas un film brutal, il n’y a pas de véritable confrontation, comme si Cédric se heurtait à une résistance face à ce choc de vitalité qu’il impose.
Mais le mur auquel il se heurte est peut-être aussi intérieur. Je ne suis pas sûr que Cédric soit capable de faire ce voyage. Entre la volonté de faire quelque chose et le faire concrètement, on se rend parfois compte qu’on n’y arrive pas, qu’on n’est pas capable. Ça m’est arrivé plein de fois avec l’écriture de scénarios.
On sait que le voyage sera difficile, mais vous avez formidablement communiqué ce désir du personnage : on a désespérément envie que ça marche pour Cédric…
Quand il parle de l’Autriche, c’est une vraie mise à nu. Je le trouve très touchant à ce moment car il révèle ce qui le nourrit. A partir de là, on a envie qu’il y aille, de croire avec lui que c’est possible, ce que fait un peu son père.
Votre style participe de l’inconfort de la situation. On se sent étranger, comme Cédric.
Ce que je donne à voir, c’est la façon doit moi je vois, je sens cette histoire. J’aime voir des œuvres qui ont un côté immersif dans la vision de quelqu’un, où je sens un auteur derrière. Si je lis Voyage au bout de la nuit c’est à 70% pour la plume de Céline. Dans beaucoup de films aujourd’hui, on a le récit mais pas la forme, tout le monde filme de la même manière. J’ai besoin d’être stimulé ; s’il s’agissait de simplement filmer les acteurs sans parti pris, je me serais ennuyé. Ne pas pouvoir choisir la lentille avec laquelle je filme, par exemple, c’est une partie de mon boulot qu’on m’enlève. J’aime bien les réalisateurs qui affirment un langage, les écrivains qui ont un style, et qu’on apprécie aussi pour ça, ou qu’on déteste pour ça. Il peut y avoir des fautes de style, il y en a dans le mien. C’est le risque à prendre, mais une œuvre d’art ne doit pas forcément mettre tout le monde d’accord. Et donc un film non plus, si un film est bien une œuvre d’art.
Propos recueillis par Emilie Garcia-Guillen