Texte de André Gorz, mise en scène de Coline Struyf, avec Dirk Roofthooft
Photo © Phile Deprez
Du 22 septembre au 10 octobre 2015 à 20h30 au Théâtre National
En 2007, les corps d’André Gorz, philosophe et journaliste précurseur de l’écologie politique dans les années 70, et de son épouse Dorine ont été retrouvés, serrés l’un contre l’autre, dans leur maison près de Troyes. Après presque soixante ans d’amour, ils avaient décidé de partir ensemble, lui n’imaginant pas survivre à Dorine, alors gravement malade. Ce long amour, André Gorz l’a raconté avant qu’il ne prenne fin dans un texte, Lettre à D., Histoire d’un amour, porté à la scène par Coline Struyf pour le grand acteur de théâtre flamand Dirk Roofthooft.
Seul sur scène, dans un décor très sobre, le comédien fait résonner la parole de l’intellectuel, qui, à la fin d’une vie passée à exister publiquement par l’écriture, la construction théorique et le militantisme, ose parler d’amour. Avec son français hésitant, sa présence physique à la fois puissante et fragile, ses petites maladresses et ses brusques élans, Dirk Roofthooft transmet dans sa chair et dans sa voix le cheminement d’un penseur amoureux. C’est d’abord ce qui nous touche la lettre, dont Coline Struyf a conservé plus de la moitié : le cheminement entremêlé de la pensée vive, à la recherche du mot juste, de l’expression précise et claire, et de l’émotion intense de l’amant se souvenant d’un geste, d’une lumière tombant sur un détail du corps, d’une phrase. André Gorz raconte les premiers temps à Lausanne, les périodes de galère à Paris, la vie commune, la découverte à deux du journalisme et de la vie intellectuelle, autour de grandes figures comme Sartre ou Ivan Illich, le quotidien à la campagne. Dans ces bribes de moments partagés, sur le quai des gares, dans des chambres ou des dîners, à la campagne, Dorine prend vie : une Dorine énergique et drôle, déconcertante de charme, brillante ; une femme qui fascine Gorz par sa capacité à être dans le réel, « de plein pied » avec la vie quand lui court toujours après le prochain projet, la prochaine étape.
L’hommage n’est jamais mièvre : Lettre à D. est une lettre infiniment personnelle autant qu’une vibrante réflexion sur l’expérience amoureuse, la coïncidence merveilleuse entre altérité et intimité, la construction du couple comme sortie de soi, accès au monde, découverte des recoins inattendus de soi. André Gorz ne s’épargne pas et décortique avec une lucidité cruelle sa propre ingratitude à l’égard de Dorine, déformée dans une dizaine de lignes — qu’il se reproche encore – tant l’amour était pour lui assimilé à une faiblesse, indigne d’un intellectuel.
Et pourtant, c’est bien l’amour, aventure du partage et de l’attention à l’autre, « fascination réciproque du moins socialisable en nous », qui apparaît comme le moteur de la vie intellectuelle et émotionnelle, du long et difficile processus pour se créer une place dans le monde, qui est la vie même. Cette prise de conscience, au seuil de la mort, de tout ce que l’existence d’un homme doit à quelqu’un d’autre, Coline Struyf et Dirk Roofthooft nous la transmettent à leur tour avec une générosité et une honnêteté qui forment un bel écho à la lettre de Gorz. « Tu m’avais fourni la possibilité de m’évader de moi-même et de m’installer dans un ailleurs dont tu étais la messagère », écrit-il : ici, le théâtre aussi est, comme l’amour, une histoire de don.