Taxi Téhéran
de Jafar Panahi
Drame, comédie
Avec Jafar Panahi
Sorti le 22 avril 2015
Interdit de tourner des films et de quitter l’Iran depuis 2010, Jafar Panahi continue tant bien que mal, et coûte que coûte, à filmer et à faire du cinéma. Après Ceci n’est pas un film en 2011 – tourné dans son immeuble, duquel il avait l’interdiction de sortir – et Pardé en 2013, Taxi Teheran est son troisième film réalisé dans la clandestinité, et abordant de front les conditions mêmes de celle-ci.
À bord d’un faux taxi appareillé d’une caméra, Panahi parcourt les rues de Téhéran, et prend en stop toute une série de personnages hauts en couleurs et représentatifs de la réalité sociale du pays, sans jamais les faire payer. Certains le reconnaissent d’emblée et lui parlent de ses films, tandis que d’autres questionnent sa légitimité et son expérience en tant que chauffeur de taxi. Mêlant constamment appel à la réalité et fiction pure et simple, le film joue avec le regard et les attentes de son spectateur.
Dans les premières minutes, le doute est permis : est-on dans du cinéma-vérité minimaliste ou dans une pure fiction recréant jusque dans son dispositif les conditions du réel. Si l’on comprend assez vite que tout ce qui est filmé en « huis-clos mobile » dans ce taxi est mis en scène, rien n’est ouvertement dit ou pointé pour que l’on s’en rende compte. C’est l’intelligence du spectateur qui est convoquée afin qu’une complicité tacite s’établisse entre celui-ci et l’équipe de tournage. Ce procédé est d’ailleurs merveilleusement mis en abyme par l’intervention du personnage d’Omid, le livreur de DVD, qui dit dans un clin d’œil à Panahi qu’il l’a reconnu et qu’il sait que tout ce qu’il a vu auparavant était mis en scène. L’astuce étant qu’Omid est lui-même un acteur et fait partie intégrante de la fiction.
Ce qui frappe assez vite dans le film, c’est la maîtrise avec laquelle cette mise en place est gérée, alors que l’on connaît les conditions de clandestinité avec lesquelles Panahi doit composer. La fluidité avec laquelle les séquences s’enchaînent au sein d’un même plan et les passagers se succèdent dans une sorte de grand ballet chorégraphié, fascine tout autant que ce que le film dit sur la société iranienne et sur la pratique du cinéma. Le dispositif instauré par le film ainsi que la mise en scène forcément minimaliste participent d’ailleurs pleinement de ce questionnement sur ce que représente un tournage en termes d’investissement personnel et de risques plus ou moins calculés.
Les premières scènes du film font intervenir des personnages emblématiques, qui convoquent à eux seuls de grands problèmes de la société iranienne, à l’image de ce voleur à la tire critiquant d’autres voleurs s’en étant pris à de pauvres gens, d’un homme à l’article de la mort récitant son testament au chauffeur pour ne pas que sa femme soit mise à la porte de sa maison, ou du livreur de DVD estimant faire un travail culturel pour propager sous le manteau des films occidentaux qui seraient autrement inaccessibles aux cinéphiles iraniens. Puis le film se fait plus direct, avec l’ami de Panahi racontant son agression et son refus de porter plainte, en raison de la situation précaire de son agresseur. Enfin, Panahi aborde une problématique le touchant plus personnellement : la manière dont l’état censure le cinéma en imposant une charte de ce qu’il faut faire et ne pas faire pour qu’un film soit « diffusable ».
En passant par le prisme de sa petite nièce qui lit cette fameuse charte en posant des questions, il convoque notre propre regard de spectateur « non-iranien » – puisque son film sera de toute manière interdit de projection dans son pays d’origine – découvrant frontalement cette réalité concrète de la situation des cinéastes iraniens. Cette défense militante et unilatérale de l’acte même de filmer, malgré tout et en dépit de tous les risques et de toutes les menaces, hisse le film à un niveau de puissance inimaginable. Les dernières scènes, évoquant le séjour en prison de Panahi et l’ombre qui plane sans cesse sur la liberté d’expression dans ce régime totalitaire, laisse le spectateur sur une note désespérée mais suspendue, et avec l’impression légitime d’avoir assisté à un grand film de cinéma.