Mon amie Victoria, le huitième long métrage de Jean-Paul Civeyrac, sort chez nous ce mercredi 25 mars. L’occasion d’un entretien passionnant avec ce cinéaste discret autour du film, du littéraire et du politique.
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Qu’est-ce qui vous a intéressé dans le livre de Doris Lessing, Victoria et les Staveney, et pourquoi vous êtes vous lancé dans son adaptation ?
Tout d’abord j’ai trouvé que c’était un récit intéressant, qui avançait un peu de biais, sans que le sujet soit trop apparent. Je suis assez rarement sensible au charme de ce genre de récit mais là, j’étais impatient de savoir où ça allait, ce qui allait se passer. Et puis, il y le sujet qui a trait à la politique, qui permettait de raconter des choses sur comment marche la société française. Le livre se passe à Londres mais je l’ai transposé à Paris, pour dire des choses notamment sur la place de l’étranger dans mon pays. Et il y avait aussi la possibilité de créer un personnage assez étonnant, qui est presque une anti-héroïne, mais dans un récit qui est assez proche du mélodrame. C’est donc tout cet ensemble de choses qui m’a intéressé à la lecture du livre.
Vous avez conservé dans le film un type de narration proche de la littérature, avec une narratrice, un découpage en chapitres,… Et il y a évidemment aussi un souffle très romanesque dans cette histoire. Est-ce que cette notion d’incursion du littéraire dans le cinéma est quelque chose que vous avez envie de travailler ?
Je pense même que le film est plus littéraire que le livre. Celui-ci a vraiment une écriture très anglo-saxonne, efficace et sans fioritures. Dans le film, les textes de la voix-off ne sont pas spécialement littéraires dans le sens où il n’ont pas un style particulier qui amènerait un effet de littérature, mais en les agençant comme je l’ai fait, ça devient littéraire. À vrai dire, je ne me suis pas vraiment demandé si j’aimais les choses littéraires. En tant que spectateur, j’aime pas mal de choses et ça peux m’arriver d’aimer des films très littéraires, avec aussi des voix-off qui le sont. Par exemple, Les Enfants terribles de Cocteau est un de mes films de chevet, avec la voix de Cocteau qui dit le texte très littéraire. Ça me bouleverse. Et je pense que le cinéma est partout, dans le théâtre, dans la littérature…. On peut faire du cinéma à partir de tout. Pour vous répondre, je n’ai pas cherché à faire un film littéraire mais plutôt à faire un film – vous avez employé le mot – plus romanesque, avec une ampleur du récit.
Et pour ce qui est de la voix-off, j’ai tout de suite pensé qu’il en fallait une, car s’il n’y en avait pas, cela aurait impliqué de faire beaucoup de scènes supplémentaires. Beaucoup de choses sont dites par la voix-off. Par exemple au début, le jeune garçon va chercher Victoria à l’école et ne se doute pas que c’est elle parce qu’elle est noire. Si la voix-off ne le dit pas, ça n’a rien d’évident. Le spectateur ne va pas forcément penser à cela en voyant la scène. Donc, pour expliquer ça, il faudrait passer par une autre scène, mais ça peut être très laborieux. Il y a plein de choses comme celle-là dans le film. Ce qui est intéressant, c’est que ce qui est dit dans la voix-off explique beaucoup de choses mais pas tout, et surtout pas l’essentiel. Par exemple le personnage de Victoria reste très mystérieux et opaque, alors que la voix-off donne l’impression d’en raconter beaucoup sur elle. Dans cette scène en particulier, on voit dans le regard de la petite fille qu’elle a plus ou moins compris ce qui s’est passé, même si elle ne le formule jamais. Et ce n’est jamais dit par la voix-off. D’un autre côté, il y a beaucoup de choses qui sont montrées mais qu’on ne verrait pas si elles n’étaient pas dites par la voix-off. Ça, c’est pour le côté pragmatique. Mais la voix-off m’a aussi permis de donner plus d’ampleur à la relation entre Victoria et son amie Fanny, qui est la narratrice.
La voix-off permet aussi de faire des ellipses. Par exemple, la naissance du deuxième enfant de Victoria est mentionnée par la voix-off et toute cette période est résumée dans cette phrase…
Oui, et il y a aussi une scène où la voix-off dit que la mère de Fanny est morte, mais on la voit toujours vivante à l’image. Cela permet donc de créer un flottement dans le temps, de créer une espèce de temps continu. Alors qu’il se passe beaucoup d’années, on ne s’en aperçoit pas vraiment. Je ne m’en étais d’ailleurs moi-même pas aperçu en écrivant le scénario, ça ne m’est apparu qu’au moment du montage.
La voix-off a-t-elle aussi un point de vue omniscient, et une fonction de moraliste sur ce qu’elle raconte ?
Elle met à la fois une distance par rapport à ce qu’on voit mais crée aussi un charme, parce qu’on se laisse bercer par elle. Après, elle n’est pas omnisciente, parce qu’elle représente la façon dont l’amie voit Victoria. Et elle avoue à plusieurs reprises son impuissance à savoir exactement qui est Victoria. Il n’y a pas vraiment de conclusion ni de morale à l’histoire. Je pense que le film fait une sorte de photographie des choses, expose des contradictions et laisse le spectateur libre de penser ce qu’il veut de tout ça.
Le film peut être envisagé comme un mélodrame, mais sans pathos, sans excès. Comment avez-vous abordé cette notion de mélodrame ?
En tout cas, pas de façon spécialisée. Je connais des mélodrames et j’en aime, mais je ne me suis pas spécialement penché dessus, je ne les ai pas étudiés. C’est donc une espèce d’atmosphère générale que j’ai voulu restituer, afin de suivre le destin d’un personnage. La dimension mélodramatique du film pourrait se situer dans la notion de sacrifice. Victoria va faire quelque chose pour sa fille, mais qui risque de l’éloigner de celle-ci. C’est un peu une « mère-courage », en quelque sorte. Il avait aussi un côté stylistique venant du mélodrame. J’ai pensé à des films américains des années 50, en particulier sur l’utilisation de l’espace, de l’ampleur du récit et du cadre. Par exemple, le film de Douglas Sirk, Mirage de la vie, parle aussi de problématiques tournant autour de l’identité raciale, etc. La retenue qu’a le film par rapport à l’émotion, aux sentiments, vient de moi. Je n’ai pas de goût particulier pour le pathétique – même s’il peut m’arriver de pleurer en voyant un film – et je n’ai pas envie de faire de chantage affectif au spectateur. Je n’ai rien contre le fait que le spectateur soit ému ou en larmes. Le film le permet, mais je n’ai pas insisté pour que ça soit le cas. J’aime beaucoup les adaptations de Forster qu’a faites James Ivory, dans lesquelles il a cette sorte de distance qui permet, pour moi, d’être ému. Je n’aime pas trop qu’on me tienne par la manche, en tant que spectateur. Je préfère cette façon de faire, plus détournée. C’est presque contradictoire avec le mélodrame mais c’est ça que je trouve intéressant. Il y a souvent une espèce d’emphase opératique dans les mélodrames, au niveau des sentiments et des thèmes. Ce qui me paraissait intéressant ici, c’était de travailler dans la nuance, à partir du mélodrame. Mais ce n’est pas plus théorisé que ça, de ma part.
Vous disiez qu’il n’y a pas spécialement de morale à tirer du film, mais celui-ci fait tout de même un peu penser aux « contes moraux » d’Éric Rohmer. Sentez-vous une parenté entre le film et ceux de Rohmer ?
Peut-être, mais je n’y ai pas vraiment pensé en faisant le film. Par exemple, le choix de prendre dans mon film Pascal Greggory – qui a beaucoup joué chez Rohmer – vient plutôt du fait que je l’avais vu au théâtre dans une pièce de Racine. Ce n’est pas parce que je l’ai vu dans les films de Rohmer que je l’ai sollicité. Maintenant, je suis peut-être plus proche du Rohmer de La Marquise d’O…, de ses adaptations un peu littérales. Cela dit, les films de Rohmer sont souvent beaucoup basés sur le dialogue, ce qui n’est pas le cas de Mon amie Victoria. Le dialogue est une strate du film mais n’est pas principal. Je n’y ai pas spécialement pensé, même s’il y a certains de ses films que j’aime beaucoup. Par contre, j’aimerais bien faire un film de dialogues. Car les films de Rohmer sont tournés sans trop de souci plastique, tandis que dans les miens, j’ai toujours beaucoup pris soin de cette partie-là. J’aime avoir une certaine maîtrise du plan. Mais c’est vrai que ce serait bien pour moi d’une fois tourner dans des conditions « rohmériennes », dans lesquelles les acteurs pourraient juste parler.
Même si vous ne prêtez jamais directement de mauvaises intentions aux personnages, vous faites quand même une critique assez palpable d’une certaine bourgeoisie – liée dans le film au milieu du spectacle – dans toutes ses contradictions et dans le décalage entre les idées et les actes. Aviez-vous un point de vue à défendre par rapport à ça ?
Quand on veut parler de l’étranger – ou plutôt du français d’origine étrangère – c’est intéressant de montrer qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans la façon dont c’est vécu dans la société française. C’est intéressant de ne pas attaquer les ennemis, ceux qui s’opposent à l’étranger – l’extrême droite, la droite – mais plutôt de s’attaquer à ceux qui disent être favorable à l’étranger, à l’accueil et à l’hospitalité. Je trouve judicieux d’exercer un regard critique sur une famille qui devrait manifester dans ses actes ce qu’elle dit. Récemment, le film a été montré à New York et quelqu’un a fait un article sur un blog en titrant « Ghost of colonialism ». C’est vrai qu’il y a toujours des fantômes dans mes films, et je ne m’étais jamais formulé ça de cette manière, mais je me dis qu’effectivement, le fantôme de ce film-ci est le colonialisme. Le colonialisme est quelque chose qui est toujours présent, qui n’est pas résolu, et qui se traduit aussi dans les familles de gauche. Ce qui est bien, dans le livre de Lessing, c’est que c’est quand on met les choses les unes à côté des autres que l’on s’aperçoit que ça ne va pas. Cette famille n’est pas monstrueuse en soi puisqu’elle intègre l’étranger – même si ce n’est pas vraiment un étranger mais l’enfant d’un de fils. C’est l’histoire d’une intégration, mais aussi celle d’une « désintégration », en quelque sorte. Mais quand je filme ces personnages, je ne passe pas mon temps à me dire qu’ils sont atroces. J’essaye de leur rendre justice, même s’ils ont des contradictions. J’essaye de les aimer aussi. En fait, le problème ne vient pas des gens, mais plutôt d’une situation.
Vous parliez de fantômes…. Il y en a un qui est très explicite dans le film, c’est celui de Victoria lors de ses crises de somnambulisme, qui déambule comme un spectre dans la nuit. C’est aussi une allégorie de toute son histoire puisqu’elle traverse sa vie sans vraiment avoir d’emprise dessus.
Oui, tout à fait. Elle est « l’étrangère ». Étrangère dans cette société, étrangère dans le monde et étrangère à elle-même. Donc du coup, elle est somnambule, elle a quelque chose en elle qui n’est pas elle. Son identité n’est pas stable. C’est d’ailleurs ça qui est intéressant politiquement. Il y a plusieurs thèmes dans le film – le colonialisme, le racisme, les étrangers,… – mais la vraie question politique, c’est « qu’est-ce qu’un étranger ? ». On voit bien qu’il y a beaucoup de repli identitaire, de nos jours. Les gens pensent pouvoir définir ce qu’est l’identité française et c’est ce qui est à la base de beaucoup de débats sur la question. L’identité, c’est quelque chose de très flottant, de très instable. Tout le monde se pose des questions sur ce qu’il est, et le film montre ça. Il crée un concept d’« étrangéité », en opposition à celui d’identité. Ça, c’est politique… il me semble.
Y a-t-il également un geste politique dans le fait de donner des rôles principaux à des acteurs noirs ? Trouvez-vous qu’ils ne sont pas assez présents dans le cinéma français ?
Il y a des films qui se sont fait dans cette optique – de Claire Denis à Céline Sciamma, sans parler de choses comme Samba. Il y a donc une représentation minimale des noirs au cinéma. Mais je pense que c’est plus général que ça. Comment se fait-il, par exemple que dans un orchestre symphonique, ou dans les chanteurs d’opéra, il n’y ait quasiment pas de noirs ? Tout est blanc. C’est assez incroyable de voir ça. Il y a donc un échec à ce niveau là, qui est également perceptible au cinéma. Quand je fais un film comme celui-ci, je ne me pose pas la question comme ça. Je ne me dis pas : « il faut des noirs dans le cinéma français ». Il se trouve que le film permet de soulever des questions intéressantes sur la société française, à partir de personnages noirs. Mais quand on cherche des acteurs noirs, on s’aperçoit qu’il y en a très peu, comme ils sont également très peu présents dans divers secteurs de l’art et de la culture. Je ne pense donc pas que le geste politique soit dans le fait de donner des rôles à des noirs. Ça me parait plutôt dialectique, comme idée.