Les Règles du jeu
de Claudine Bories et Patrice Chagnard
Documentaire
Sorti le 11 mars 2015
Une tour quelque part sur un terrain vague dans le Nord-Pas-de-Calais. C’est là que la société Ingeus, cabinet de placement privé financé par l’Etat, a installé ses coachs. C’est là que Lolita, Hamid, Kevin et Thierry se présentent comme candidats à l’embauche et souscrivent à un contrat d’autonomie. En échange de 300 euros par mois, ils vont s’engager à venir régulièrement à divers entretiens pour valoriser leurs compétences professionnelles et apprendre les règles du jeu social afin de pouvoir entrer dans la sacro-sainte danse de l’employabilité.
Dès le début, on est emporté par le ton vif des échanges entre les différents protagonistes. Les bureaux de l’entreprise privée ont des allures de terrains de jeux avec leurs grandes affiches distillant la bonne parole telle une arme absolue pour terrasser le chômage. Au gré des saisons, les coachs prêchent, très souvent avec justesse et humanité, la bonne attitude devant des disciples peu sûrs d’eux et de plus en plus démotivés par l’accumulation de défaites. Patients, les consultants prennent le temps de stimuler chaque petite victoire engrangée. On les voit faire un vrai travail social, rigoureux et nécessaire. De la rédaction d’une lettre de motivation à la simulation d’entretien en passant par la relance téléphonique, ils soumettent ces jeunes sans diplôme à une longue préparation mentale pour les mettre en phase avec la réalité. Lors d’entretiens d’embauche, ils les prient par exemple de laisser au vestiaire baskets, chewing-gums et autres petites phrases ou comportements peu engageants.
Mais dans Les Règles du jeu, ce qui frappe surtout c’est la pauvreté de langage des candidats et leur manque cruel de faculté à se mettre en valeur. Les questions puisées pourtant dans le grand classique du recrutement (points forts/points faibles, se définir par un adjectif,…) douchent presque à chaque coup l’enthousiasme et le sens de la répartie de ces jeunes chômeurs pas du tout à l’aise à l’oral et pas vraiment au fait des discours normés. Tantôt ils s’enlisent dans de grands blancs. Tantôt ils dévient vers des histoires trop personnelles. On fait vite cependant preuve d’empathie pour ces demandeurs d’emploi. Car, au fond, que répondre face à une poignée de questions loin d’être innocentes qui se trament derrière tout ce jeu social : Comment faire la différence quand on n’a pas décroché de diplôme ? Que mettre au sommet de ses qualités professionnelles quand on n’a pas d’expérience ? Doit-on vraiment proposer d’effectuer des stages non rémunérés alors qu’on se débat au quotidien avec sa situation précaire ? Peut-on juger une personne à l’aune de ses baskets ? Et puis comment continuer à sourire quand on essuie constamment des revers dans la vie ?
Après Les Arrivants, remarquable documentaire sur les demandeurs d’asile, Claudine Bories et Patrice Chagnard relatent avec une caméra invisible le parcours de quelques (anti)héros de notre siècle. À la manière des documentaires Strip-tease, ils ne veulent ni juger, ni condamner et laissent le soin aux spectateurs d’élaborer leurs propres réflexions. Sans apporter réellement du neuf au niveau de la forme et du fond, leur documentaire choral est néanmoins rudement contemporain. Il nous fait entrer dans un univers miné de faux-semblants et en dit bien plus long sur notre époque que des statistiques accablantes et des discours édifiants.