#2 « This is a man’s world »
« Un triste record de la diversité », voilà les mots avec lesquels Stacy L. Smith a commenté les résultats de son étude publiée cette année à l’Université Annenberg (Caroline du Sud) et pour laquelle 700 films à succès sortis entre 2007 et 2014 ont été passés à la loupe. Dans #1 « Tonight we honour Hollywood’s whitest » nous vous parlions de la sous-représentation des gens de couleur dans le cinéma hollywoodien. Mais il existe une autre inégalité flagrante dans l’industrie du cinéma américain: celle basée sur le genre. Les femmes ont en effet la vie dure dans un monde où les gros bonnets sont des hommes.
Petit rappel : dans les 100 plus grands succès de l’année 2014, l’ensemble des répliques ne sont prononcées qu’à un tiers par des femmes et aucun n’avait pour héroïne un personnage féminin au-dessus de 45 ans. En 2012, le Los Angeles Times rapportait que les membres du jury des Oscars étaient à 77% des hommes. Des chiffres aussi choquants que constants depuis plusieurs années.
Dans les coulisses
La discrimination commence derrière la caméra. L’enquête de l’Université d’Annenberg sortie en août 2015 révèle que sur les 100 plus gros films de 2014, seulement deux étaient réalisés par des femmes ; et sur les 700 films entre 2009 et 2014, seulement 28 étaient réalisés par des femmes (et ces chiffres comptaient trois réalisatrices noires et une seule asiatique). Aux Oscars de 2015, on ne trouvait aucune femme dans la catégorie du meilleur réalisateur. Le Washington Post s’étonnait d’ailleurs de l’absence notoire d’Ava DuVernay, la réalisatrice de Selma, le biopic sur Martin Luther King Jr.
Le Hollywood Writers Report de 2014 révélait que le nombre – déjà faible – de femmes scénaristes est en baisse aux États-Unis. De 17 % en 2009, elles ne représentaient plus que 15 % des scénaristes en 2014. Et pour chaque dollar gagné par leurs homologues masculins, elles ne gagnent que 77 cents. Nouvelle encourageante pour cette année toutefois, l’actrice multi-oscarisée Meryl Streep a lancé et financé le Writers Lab, un laboratoire pour aider et soutenir les femmes scénaristes de plus de 40 ans. Il n’y a qu’à la production que les femmes sont un peu mieux représentées, avec un taux de présence tournant autour des 20 à 25%.
Être une femme dans l’industrie du cinéma n’est définitivement pas chose aisée, comme le prouve le tumblr lancé en avril Shit People Say To Women Director & Other Women In Film. Devenue virale, la plateforme répertorie les remarques misogynes qui sont le lot des professionnelles dans l’industrie du cinéma. Par ailleurs, dans un article publié sur Vulture, la productrice Mynette Louie évoque de façon plus précise quatre obstacles majeurs auxquels doivent faire face les femmes dans le cinéma hollywoodien :
- the baby-sitting barrier : le fait d’être « baby-sittée » par des hommes dans leur vie professionnelle, à cause d’un manque de confiance ;
- the mini-me problem : la façon dont les décideurs de l’industrie cinématographique (rappel : des hommes blancs) tendent à s’associer avec des personnes qui partagent leur vision, leur goût, mais aussi leur culture, leur background et même leur genre.
- The knee-jerk disrespect : l’incapacité des équipes de cinéma à considérer une femme (productrice, réalisatrice, etc.) comme la directrice des opérations.
- The spotty-solidarity : enfin, le tabou pourtant bien réel du manque de solidarité des femmes entre elles.
Sur scène
La discrimination envers les femmes est aussi présente devant la caméra. Sur l’ensemble des 700 films répertoriés par l’étude d’Annenberg, soit sur un total de 30.835 personnes, les femmes ne représentent en moyenne que 30,2% des personnages « parlant ». Or le rôle d’un personnage parlant est plus facilement identifiable.
Aux Etats-Unis, bien que les femmes composent 46,3% de la force de travail, elles ne représentent que 23,2% des personnages professionnellement actifs dans les films. Selon une étude de l’université de San Diego, sur les 100 plus gros films de 2014, les personnages masculins sont plus souvent associés à leur emploi et montrés sur leur lieu de travail. Au contraire, les personnages féminins sont plus souvent identifiés par des éléments de leur vie personnelle, comme leur statut familial (épouses, mères) (58% des femmes pour 31% des hommes). Et les hommes occupent majoritairement les rôles de leaders [1] (16% des hommes pour 5% des femmes).
Bien sûr, il existe des rôles de femmes actives ou leaders, mais elles sont souvent des exceptions dans un monde d’hommes. L’exemple le plus récent en date est à trouver dans le dernier Mission Impossible. Incarné par Rebecca Ferguson, le personnage d’Ilsa Faust a été salué comme un excellent équivalent de l’espion Ethan Hunt. Certes. Mais elle est le seul personnage féminin dans un monde exclusivement composé d’hommes, des décideurs politiques, aux membres des organisations secrètes en passant par les méchants.
Physiquement intelligentes
Les personnages féminins restent également associés à leur apparence physique. Cela s’inscrit directement dans la tradition du male gaze. Cette théorie sur l’hégémonie du point de vue masculin hétérosexuel a été développée en 1975 par la théoricienne du cinéma et féministe Laura Mulvey dans son essai Visual Pleasure and Narrative Cinema. Elle y explique l’asymétrie de traitement visuel entre les hommes et les femmes dans le cinéma grand public. Les femmes sont le plus souvent présentées comme des objets érotiques, des êtres passifs étant regardés par des êtres actifs, regardant, des hommes. Longtemps imposée à toutes et tous par défaut, cette vision concerne aussi bien les personnages dans les films que les spectateurs hors du film. Le paradoxe est que, profondément ancré dans nos sociétés, le male gaze est devenu un code aussi bien adopté par les hommes que par les femmes. Quarante ans plus tard, même des (trop peu nombreux) contre-exemples émergent, le concept reste d’actualité dans le cinéma hollywoodien.
Les personnages féminins continuent en effet d’y être « confondus » avec leur physique. Au sein des films, les commentaires concernant l’apparence physique faits par des personnages sont cinq fois plus susceptibles d’être adressés à des personnages féminins. Dans les 100 plus gros films de 2014, 9,1% des personnages masculins montraient une partie dénudée de leurs corps contre… 26,4% pour les personnages féminins! Magic Mike apportera sans doute sa petite contribution aux statistiques de 2015, mais il ne pourra à lui seul renverser une tendance de fond. Les personnages féminins sont plus de deux fois susceptibles de porter des vêtements sexy, voire « sexualisant » (24.8% vs. 9.4% pour les personnages masculins) et d’être maigres (38,5% vs. 15,7% pour les personnages masculins) que leur homologues masculins.
Dans ce contexte, plus d’égalité ne signifierait pas tant de montrer plus d’hommes bien faits dénudés et objectivés – une solution à ne toutefois pas exclure – mais surtout de voir des femmes qui ne soient pas systématiquement hyper-sexualisées, qui aient des choses à dire et qui soient actives dans la sphère publique. Plus d’égalité reviendrait aussi à faire de la place à des personnages féminins nuancés. Pas à plus de « femmes fortes » (qui, tributaires du male gaze et toujours jeunes et pimpantes, sauvent le monde en combinaison moulante et en talons hauts), mais plus de rôles forts de femmes.
À l’ombre des vieilles femmes fânées
Sans surprise, l’étude de l’Université d’Annenberg montre que parmi les personnages féminins, les femmes âgées de 40 à 64 ans sont le groupe qui bénéficie de la visibilité la plus faible. Sur les 9.000 personnages appartenant à cette catégorie d’âge dans les 700 films sélectionnés, 21,8% seulement sont des femmes. Alors que le pourcentage de personnages féminins décline vertigineusement entre 30 et 40 ans (passant de 30% à 17%), le pourcentage de personnages masculins… augmente de 1%. D’ailleurs le nombre de personnages masculins ayant 50 ans est deux fois plus élevé que celui des personnages féminins au même âge.
Les femmes ont beau avoir une espérance de vie plus grande que les hommes, elles continuent d’avoir une « date de péremption » anticipée. Le sujet est abordé sans ambages par Amy Schumer dans sa vidéo « Last f**kable day ». Accompagnée de Tina Fey et de Patricia Arquette, l’humoriste américaine y célèbre le dernier jour de Julia Louis-Dreyfus en tant que femme « baisable », « th[at] day when you’re not believably fuckable ». Une célébration que, précisent-elles, ne connaissent pas les hommes.
En 2008, à 66 ans, Harrison Ford jouait encore Indiana Jones ; en 2013, à 58 ans, Bruce Willis nous refaisait le coup du « Yippie-kai-yay, motherfucker » dans un cinquième Die Hard; et aujourd’hui, à 53 ans, Tom Cruise endosse également pour la cinquième fois le rôle de l’espion Ethan Hunt. À l’inverse, passé un certain âge, les actrices ne peuvent que constater la chute de l’offre. Elles sont d’ailleurs nombreuses à avoir dénoncé les rôles de secondes zones qui deviennent le lot des actrices passé un certain âge: Meryl Streep, Emma Thompson, Kristin Scott Thomas, etc.
Pourvu qu’elle soit jeune
Vingt ans se sont écoulés entre le premier et le dernier Mission Impossible. Pourtant, si Tom Cruise a vieilli – à l’impossible nul n’est tenu –, il a la chance d’avoir une partenaire qui n’a pas pris une ride. Emmanuel Béart avait 31 ans dans le premier épisode de la saga ; Rebecca Ferguson en a 31 dans le dernier.
Evoquée précédemment à propos des accusations de whitewashing, Emma Stone est elle aussi confrontée au décalage d’âge systématique entre les partenaires à l’écran. Dans les deux derniers films de Woody Allen, Magic in the Moonlight avec Colin Firth ou Irrational Man, l’actrice de 26 ans se retrouve impliquée dans des relations amoureuses avec des hommes significativement plus âgés qu’elle. Et le constat est similaire pour ses consœurs Scarlett Johansson et Jennifer Lawrence.
À l’inverse, il n’y a pas si longtemps, Maggie Gyllenhaal confiait qu’un producteur lui avait dit qu’à 37 ans, elle était trop vieille pour jouer une femme qui tombe amoureuse d’un homme de 55 ans. À l’impossible nul n’est tenu donc… sauf quand on est une femme !
Ask better questions !
« Les bêtes questions, ça n’existe pas ». Sauf dans le monde du cinéma. Les actrices y sont constamment confrontées. L’an dernier, le Representation Project lançait la campagne #AskHerMore et dénonçait l’inanité et le sexisme des questions posées aux actrices à propos de leur apparence, de leur poids, de leur vêtement, et de leur (potentiel) rôle de mère; cela alors que les hommes sont interrogés sur leur carrière, leurs collègues et de leurs cascades. À situation familiale égale, puisqu’ils sont mariés, c’est à Jennifer Garner et non à Ben Affleck que l’on demande de quelle façon elle concilie vie de famille et vie professionnelle.
Dernièrement, plusieurs buzz ont attiré l’attention des médias et du grand public sur cette asymétrie dans les interviews. En ce début d’année, une vidéo youtube intitulée Ask better questions compilait un court florilège des questions les plus superficielles et inintéressantes posées aux actrices. Cette année toujours, une journaliste du Cosmopolitan UK avait inversé les questions de Scarlett Johansson et celles de Mark Ruffalo, en promotion pour Avengers 2. Tandis que Johansson parle de son travail, Ruffalo évoque son physique, sa tenue pour le tapis rouge et ses poses favorites devant les photographes. Dans la même veine, actuellement en promotion pour American Ultra, Kirsten Stewart et Jesse Eisenberg, ont eux aussi échangé leurs questions pour une interview bidon. Le résultat est un Jesse Eisenberg parlant de ses seins et offrant un gros plan sur ses ongles rongés, tandis que Stewart explique l’origine de son sens de l’humour.
Ce Qu’il Fallait Démontrer
Que l’on évoque les inégalités vis-à-vis des personnes de couleurs (#1 « Tonight we honour Hollywood’s whithest ») ou vis-à-vis des femmes (#2 « This is a man’s world ») – alors que dire des femmes de couleurs –, ce sont souvent les mêmes arguments qui reviennent, du prétendu manque de personnes compétentes aux incontournables enjeux financiers misant tout sur les personnalités « bankable ». Ces arguments sont non seulement infirmés par les recettes de certains films offrant plus de place à la diversité, mais ils participent en plus à l’acceptation et au renforcement un système où l’inégalité des chances est la norme.
Martha Lauzen, la directrice exécutive du Center for the Study of Women in Television and Film de l’Université de San Diego estime qu’ « il y aura plus de diversité à l’écran quand il y aura plus de diversité derrière l’écran », une affirmation confirmée par l’augmentation d’employées féminines et/ou de personnes de couleurs dans des films dirigés ou produits par des femmes et/ou des personnes de couleurs. Et quand on sait que culture et société sont le produit l’une de l’autre, on ne peut qu’encourager la mise en place d’une cercle vertueux pour changer le cinéma et nos mentalités.
Il faudra encore être patient pour que l’égalité soit la norme à Hollywood. Mais l’espoir est permis. Par exemple, l’excellente Tilda Swinton vient d’être choisie pour jouer dans Dr Strange, le prochain Marvel, où elle incarnera le rôle initialement masculin de l’Ancien, un mystique… tibétain.
#MaisLol.
[1] Dans ce contexte, un leader est un individu occupant une position de décideur dans un gouvernement, une organisation ou un groupe et dont les instructions sont suivies par deux personnages ou plus.