La terre abandonnée
de Gilles Laurent
Documentaire
Sorti le 12 octobre 2016
Le 22 mars 2016, le terrible attentat du métro de Maelbeek ôtait la vie au réalisateur Gilles Laurent, quelques jours à peine avant la finalisation du montage de son film La terre abandonnée qui tient aujourd’hui lieu de testament. Cette ultime réalisation revient sur un événement autrement tragique survenu cinq ans plus tôt au Japon, dans la préfecture de Fukushima. Le 11 mars 2011, un tremblement de terre de force 9,1 ébranlait le Nord-Est du pays, donnant lieu à un tsunami d’une violence inouïe qui détruisit villes et villages côtiers sur une longueur de 600 km et fit près de 20 000 victimes. Le soir même, l’alerte nucléaire retentissait. Dans les quatre jours qui suivirent, quatre des six réacteurs de la centrale de Fukushima explosaient et la population alentour fut évacuée dans un rayon de 30 km. 160 000 personnes furent ainsi déplacées pour être relogées dans des abris de fortune puis, plus tard, dans des habitats provisoires.
Les mois qui suivirent montrèrent l’incapacité du gouvernement et de la société TEPCO (Tokyo Electric Power Company) à gérer le désastre, créant autour de cette tragique situation un cocon de non-dits, de désinformation et de négationnisme – comme le dira une intervenante au cours du documentaire, « ne plus croire le gouvernement est devenu un réflexe ». L’évacuation fut premièrement établie sur un rayon de 30 km – et non 80 km comme divers spécialistes le recommandèrent – et certaines instances prétendent encore aujourd’hui que la décontamination pourrait être terminée d’ici deux ans alors que l’on sait que cette explosion fut 400 fois supérieure à celle d’Hiroshima. Bien que la zone soit supposée restée fermée au minimum trente ans, certaines autorités font ainsi miroiter aux réfugiés un retour possible dans les années à venir. En attendant, ces Hibakusha modernes résident toujours dans des centres ou des habitats provisoires dont la taille n’excède pas 12m2 pour un couple et où le taux de suicide est soixante fois plus élevé que la moyenne nationale.
C’est sur cette base que s’établit le documentaire de Gilles Laurent, qui prend pour cadre le village de Tomioka, situé à 20 km des réacteurs nucléaires et au sein duquel réside aujourd’hui Naoto Matsumura, seul habitant resté dans la zone interdite afin de nourrir les animaux abandonnés sur place. Matsumura-san est aujourd’hui une célébrité, tant sa volonté inébranlable de rebâtir sur les ruines du désastre a fait le tour du monde (pour ne citer qu’un seul exemple, le musicien Karolis Biveinis lui consacrera un album intitulé « The last man of Fukushima »). Sorte de Don Quichotte japonais, M. Mastumura affiche un optimisme sans failles dans ce combat que d’aucuns pourraient juger dérisoire. En somme, comme l’indique une inscription que l’on peut apercevoir au cours du documentaire, « le dernier homme de Fukushima est en fait le premier homme ».
Le métrage s’ouvre ainsi sur un long travelling traversant les rues de Tomioka sans percer le silence assourdissant des rues désertes et désolées. Ce plan-séquence donne le ton au film majoritairement composé de plans fixes et de légers mouvements de caméra, comme s’il cherchait à retranscrire la marche figée du temps. S’en ressent dès lors une atmosphère de désolation sans que le film ne sombre à aucun moment dans un quelconque pessimisme. Les interventions qui jalonnent le film possèdent cette même qualité et l’on suit ainsi divers personnages qui, même quand ils font preuve d’un réalisme sordide, ne semblent jamais désabusés. D’un calme exemplaire, Naoto Matsumura explique par exemple que la décontamination n’a aucun sens et que « le Japon est foutu » sans que « les médias japonais ne nous disent rien ». Mais même lorsque celui-ci exprime sa colère, le spectateur a du mal à y croire, tant il reste paisible et stoïque.
Tout aussi impassible, une deuxième intervenante, Toshiko Hangaï réalise calmement des Origami en expliquant que son village natal a été emporté par les flots et que ses frères sont tous morts dans la catastrophe. Elle et son mari Shinichi ont choisi de revenir cultiver leur terre. Lorsqu’on lui demande pourquoi être revenu, ce dernier répond « Que préférez-vous ? Vivre ici chez vous et mourir à 85 ans, ou vivre dans un abri provisoire et mourir à 90 ans ? » Et d’ajouter, non sans malice, « Je vivrai jusqu’à 100 ans ! »
C’est là-dedans que réside toute la saveur du documentaire, car il offre à voir des personnages forts, conscients de leur situation mais avant tout désireux de vivre là où ils se sentent appartenir et de maintenir le lien qui les attache à la terre. Il s’agit d’êtres conscients de la nécessité de posséder des racines.
Le film offre encore bien des richesses et des personnages attachants, comme par exemple Tamotsu et Toshiko Sato, décidés à revenir un jour habiter leur maison située dans la zone interdite. Au final, bien que son propos puisse de prime abord paraître sombre, Gilles Laurent parvient à offrir une œuvre parfaitement lumineuse, positive, parcourue d’êtres profondément humains, clairvoyants et nourris de certitudes extraordinaires. La terre abandonnée constitue ainsi une œuvre maîtrisée d’un bout à l’autre, à la fois dénonciatrice d’une certaine logique capitaliste et célébrant parallèlement la puissance créatrice de l’espoir. Une œuvre utile dans le paysage cinématographique et porteuse d’une belle leçon de vie.