Marguerite
de Xavier Giannoli
Drame
Avec Catherine Frot, André Marcon, Michel Fau
Sorti le 16 septembre 2015
Marguerite a tout d’une grande cantatrice : la collection de partitions faramineuse, les costumes délicats et sophistiqués, le serviteur-pianiste qui la prend en photo en tenue dans tous ses rôles, et les concerts organisés au château avec lesquels elle régale les mélomanes du Cercle Amadeus, dont elle est la bienfaitrice. Tout, sauf quelques petites choses : la voix, le sens du rythme et la justesse. Marguerite chante tout simplement horriblement mal et semble n’avoir aucune conscience de cette réalité. D’ailleurs, comment pourrait-elle s’en douter ? Tous ont une bonne raison de la laisser entretenir son rêve : son serviteur, personnage équivoque qui, tout en voulant protéger ses illusions, construit à partir des fantaisies de sa maîtresse sa propre œuvre photographique ; son mari, qui peut vaquer tranquillement à ses occupations tandis que l’opéra accapare sa fantasque épouse ; le Cercle Amadeus, qui trouve en elle un généreux mécène. Sans compter les professeurs de musique qui ont besoin d’argent et les bohèmes provocateurs et ambitieux qui la verraient bien dans le rôle d’une égérie dadaïste… Mais lorsque Marguerite envisage de se produire en public sur une grande scène, son entourage s’inquiète : ne serait-il pas temps de lui dire enfin la vérité ?
Pour Marguerite, Xavier Giannoli s’est aventuré dans le Paris et les châteaux provinciaux des années vingt en s’inspirant de la vie de Florence Foster Jenkins, mélomane américaine de la première moitié du XXe siècle qui fit carrière en raison de son « chant peu académique » (comprenez : elle chantait comme une casserole) et finit par se produire au Carnegie Hall. En termes de construction narrative, de mise en scène, de montage et d’image, le film s’avère plutôt classique ; maîtrisé, sans temps mort, le récit se déroule sans accroc, mais sans grande originalité. Ce qui lui donne toute sa force, c’est la présence des personnages auxquels cette absence d’effets de style permet d’exister pleinement. Là se déploie toute la subtilité et l’intelligence de Marguerite : dans leurs comportements en demi-teinte, dans leur cruauté douce et l’ambiguïté des sentiments qu’ils éprouvent envers Marguerite, oscillant de la raillerie à l’admiration. Marguerite non plus ne crève pas l’écran : elle n’est ni hystérique ni ridicule, ni ostensiblement mégalomane ni désespérément théâtrale. Epouse d’un riche ingénieur, vivant comme une femme au foyer aristocratique dans son château, Marguerite s’est construit un monde fictionnel où faire vivre sans frustrations sa fantaisie, sa passion si sincère et si simple pour la musique, ses rêves colorés. Avec sa gaité dans laquelle perce un rien de mélancolie, sa gaucherie touchante, sa bienveillance et sa candeur, elle est si peu retorse qu’elle ne paraît pas pouvoir imaginer que tout le monde lui mente sur ce qui est l’étoffe même de sa vie. Catherine Frot, qui l’interprète, est extraordinairement juste : elle échappe à tous les clichés, nous agace et nous étonne, suscite notre compassion comme notre tendresse et, parfois, notre admiration face à tant de liberté, de volontarisme et de confiance, quand tant d’autres sont déchirés par l’amertume, les désillusions, le découragement. Comme les personnages qui gravitent autour de Marguerite, on ne peut réprimer l’envie de se moquer d’elle, tout en sentant qu’à leur place, on ne voudrait pour rien au monde lui faire du mal.
Mises à part l’intrigue secondaire (la relation entre une jeune chanteuse lyrique qui monte et un journaliste torturé), qui n’est pas exploitée au mieux, et la fin, qui rompt quelque peu avec la subtilité de l’ensemble, tout dans ce film à la fois accessible et très riche, est réussi. Giannoli explore l’humanité dans toute sa complexité : dans sa lâcheté et sa générosité, sa cruauté et son altruisme, dans la tension qui l’habite entre la lucidité et le besoin de tromper et de se tromper. Les questions morales qui sont au cœur du film ne cassent jamais le plaisir du récit, drôle, touchant, et de sa tension dramatique. Mais le film est avant tout porté par ses excellents acteurs (Michel Fau, Sylvain Dieuaide, André Marcon) : ils viennent du théâtre, et ça se voit. Leurs personnages sont changeants, complexes, contradictoires : ils viennent du monde, le nôtre, avec ses mensonges, ses bassesses, ses egos cupides et malheureux. C’est peut-être pour ça que Marguerite est si précieuse à leurs yeux : son monde est celui où la fiction ne se brise jamais, où la vie vous donne à proportion de l’amour, de la passion, de l’engagement que vous placez en elle. Ce monde est fragile, et la lumineuse et pathétique Catherine Frot l’incarne majestueusement.