scénario et dessin : François Bertin
éditions : Vraoum
sortie : 27 janvier 2016
genre : roman graphique
C’est un joli titre, qui traduit bien ce que fait Antoine, le personnage principal de ce récit d’initiation érotico-affective : de l’enfance à la sortie de l’adolescence, il regarde les filles. Montrer cette relation visuelle, c’est le parti pris de François Bertin, qui donne au livre sa singularité. Pas question, ici, de brosser un panorama complet de la jeunesse d’Antoine, que l’on verrait évoluer dans sa famille, à l’école ou au milieu de ses amis. Le fil conducteur, tenu avec cohérence, c’est bel et bien la vue des filles, de l’infirmière de l’hôpital à l’institutrice, de la sœur plus âgée du pote aux ados délurées du camping. Celles qui donnent les premiers baisers, celles qui en embrassent d’autres, celles qui replient leurs jambes, celles qui soulèvent leurs jupes, celles qui portent des mini-shorts, celles qui passent comme l’éclair.
François Bertin, dont le trait sensuel évoque la veine réaliste de Bastien Vivès, autre amoureux des filles, fait revivre en noir et blanc le monde féminin de sa jeunesse (qui s’étire en gros, on le devine, des années quatre-vingt à la fin des années nonante), et il n’a rien oublié. Regarde les filles témoigne, en effet, d’une attention à tout ce qui l’a étourdi dans sa longue contemplation : les mains dans les cheveux, les cambrures, les pieds nus, les gestes provocants, les postures relâchées, les rires et les soupirs. Entre la longue histoire d’amour et la rencontre furtive, les épisodes sont d’une consistance variable, mais c’est là un des charmes du livre : attraper la vie par celles qu’on a regardées, qu’importe si l’œil s’est attardé longtemps ou n’a fait que glisser. François Bertin capte ce qu’il en reste, les détails peut-être rêvés, les impressions fugaces et les émotions bouillonnantes. Car Regarde les filles n’est pas un catalogue de fantasmes recréés sur papier glacé, mais bien plutôt un atlas sensible des lieux et des personnes où s’est posé le désir, à l’époque de ses remous les plus vifs. Là réside l’originalité du livre : dans la saisie du personnage à fleur de peau, au plus près de ses affects. On entend battre à grands coups le cœur d’Antoine, on distingue le bruit des baisers sur sa peau, on perçoit le claquement des talons des filles qui s’en vont : les onomatopées, le mouvement des dessins et les plans rapprochés nous donnent du personnage une connaissance presque intime. Pourtant, et c’est à peine perceptible, Antoine ne prononce pas une parole – sauf une fois, mais chut ! L’idée, qui rappelle un peu le procédé utilisé par Bastien Vives dans Dans mes yeux, renforce l’impression qu’a le lecteur de prendre le monde de plein fouet, comme Antoine, sans possibilité de mettre à distance l’intensité des signaux et impressions qu’il reçoit. Rendre un personnage expressif et touchant sans lui donner la parole est un défi difficile, et François Bertin le relève avec finesse.
Car si Antoine se tait, il n’est pas sans voix : il a un atout dans son jeu qui lui permet peut-être de ne pas être débordé par cet étrange monde de filles qui ne cessent de jacasser et de le titiller, un atout qui peut canaliser et cristalliser sa fascination. Antoine dessine, et le récit mêle joliment l’initiation au regard, au désir et au dessin. Comme si, en dessinant toutes ces filles évaporées dans le décor de son adolescence, François Bertin-Antoine leur disait à toutes merci, un merci délicat et bouleversé, de la part d’un garçon pas tout à fait remis des premiers tremblements.